Le 7 octobre 2023, notre monde fragile s’est effondré. Je ne sais pas si des mots peuvent contenir ce que nous avons vu et entendu ce jour-là, mais notre mémoire a gravé ces évènements dans notre chair : des enfants assassinés avec une violence inimaginable, des femmes violées, des maisons incendiées, des soldats enlevés, et la sécurité la plus élémentaire du peuple israélien, le droit de vivre sur sa terre, a été piétinée. Pendant un moment, il semblait que l’histoire nous avait trompés, que notre souhait de « plus jamais ça » avait été anéanti par les cendres des villages dévastés.
Cependant, même au milieu de l’horreur, une faille théologique a fait son apparition. Car face à la catastrophe, il ne s’agit pas seulement d’une question militaire ou politique, mais d’une question spirituelle : quel rôle Dieu joue-t-il au milieu du désastre ? Et surtout, avons-nous le droit de nous exprimer en son nom ?
Quand le député israélien Aryeh Deri a affirmé que « le 7 octobre a sauvé le peuple juif », il ne s’est pas contenté d’exprimer une opinion politique ou militaire. Il a voulu donner une signification divine à l’événement : cela s’est produit pour… ; cela devait arriver ; cela servait un dessein supérieur. En d’autres termes, il s’est proclamé porte-parole de Dieu. Non seulement c’est choquant, mais c’est aussi une profanation de la douleur humaine et du fondement même de la croyance.
Deri ne se contente pas d’exprimer sa propre opinion ; il s’exprime au nom d’une communauté religieuse, l’orthodoxie établie, qui se perçoit comme l’unique intermédiaire entre les humains et le Créateur. Selon cette vision, chaque événement est instantanément emballé dans une « divine intervention » : chaque rupture devient un « régénérateur », et chaque désastre, une « délivrance camouflée ». Il n’y a certainement pas de complexité, tout est interprété comme un « message divin ».
Cette prétention ne se limite pas à une erreur théologique. Elle blesse directement l’ensemble du peuple juif en s’appropriant son essence même, c’est-à-dire la crainte de Dieu, l’humilité face à l’inconnu et le recueillement devant la souffrance.
En s’exprimant de cette manière, Deri exclut une partie de la population : ceux qui refusent de se soumettre à une interprétation simpliste, à une superstition pratique ou à une rhétorique empreinte de sang. Il s’adresse à Israël comme à un groupe docile et influençable, manipulable par le populiste. Israël n’est pas une troupe d’individus, c’est un peuple composé d’hommes et de femmes qui cherche une foi différente. Une foi qui se nourrit de douleur, de crainte, de silence et qui refuse de se consoler par des mensonges.
Ce n’est pas seulement une divergence religieuse, c’est une atteinte à l’intelligence spirituelle de tout un peuple, c’est un mépris de la compréhension et de la dignité de l’homme qui souffre.
Notre tradition nous met pourtant en garde précisément contre cela. Ni Moïse, ni Job, ni Jérémie, ni Maïmonide n’ont osé prétendre comprendre la totalité du désastre. Tous ont enseigné: ne parle pas de Dieu lorsque le sang de ton frère crie encore de la terre. Ne te précipite pas pour te consoler de formules rapides sur « ce que Dieu voulait ».
La Torah le dit simplement : « Les choses cachées appartiennent à l’Éternel notre Dieu, et les choses révélées sont à nous et à nos enfants » (Deut. 29, 28). Autrement dit: nous ne connaissons pas les desseins célestes. Ce qui nous est donné, c’est uniquement la responsabilité morale.
Isaïe nous rappelle : « Gardez le droit et pratiquez la justice » (56,1). Non pas interpréter la catastrophe, mais agir avec responsabilité au sein de celle-ci. Michée résume: « On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bien: pratiquer la justice, aimer la bonté et marcher humblement avec ton Dieu » (6,8). La volonté de Dieu ne se révèle pas dans l’analyse du malheur, mais dans une vie de réparation.
Nos sages l’avaient déjà compris. Job réprimande ses amis empressés à théologiser son malheur, et Dieu donne raison à Job, non à ses amis. Maïmonide, dans le Guide des égarés et dans sa Lettre sur la résurrection, précise qu’aucun événement isolé ne permet de tirer des conclusions sur la volonté divine.
Et même hors de notre tradition, les penseurs modernes nous mettent en garde. Kierkegaard enseigne que la foi n’est pas un système de certitudes, mais saut dans l’absurde. Levinas souligne que le visage du prochain souffrant est la révélation éthique suprême: non des mots sur Dieu, mais un devoir envers l’homme. Camus, étranger à la foi, déclara que, si l’on insiste à parler au nom de Dieu face à l’horreur, il choisit le silence.
La vraie foi n’est pas l’interprétation d’un désastre. Elle ne dit pas: « Ainsi Dieu a voulu. » Elle demande: que suis-je tenu de faire maintenant ? Comment, minuscule créature devant l’infini, puis-je préserver la justice, la compassion, l’humanité?
Et face à un establishment religieux qui revendique sans cesse le monopole de la parole divine, notre réponse doit être limpide: Dieu ne cherche pas de porte-parole, Dieu cherche des êtres humains, des êtres humains qui savent que le langage est impuissant face à l’horreur, des êtres humains qui agissent avec crainte et non avec arrogance, des êtres humains qui comprennent que la question de Dieu n’est pas tremplin pour une idéologie, mais appel à réparer, à rendre justice, à faire miséricorde, a être amour.
Dieu n’est pas l’ingénieur des catastrophes, et la foi n’est pas une analyse stratégique des tragédies morales. Elle n’offre pas de clés pour comprendre les desseins cachés, mais elle nous oblige à agir comme si Dieu était présent, même lorsqu’il se tait.
J’écris ces lignes non pour polémiquer avec un courant particulier, mais par douleur devant la défiguration du langage de la foi. Car, si nous parlons au nom de Dieu alors que le sang n’est pas encore séché, nous trahissons non seulement la vérité, mais aussi la dignité de l’homme. Si nous nous hâtons à interpréter, nous perdons la capacité de nous tenir dans la crainte.
Voilà pourquoi je veux dire d’une voix claire: pas au nom de Dieu, pas au nom du sang versé, non pour dominer la conscience d’autrui. Mais par responsabilité profonde pour une langue de foi, pour un silence de révérence, et pour des actes de réparation.
Notre foi ne nous autorise pas à parler au nom du divin, elle nous oblige à agir dans l’humilité devant lui. Non pour interpréter, mais pour ne pas trahir, non pour formuler une réponse, mais pour être une réponse vivante.
En résumé :
La religiosité cherche à fournir des réponses closes. Elle apaise l’homme par des explications, dans des cadres halakhiques ou théologiques qui proposent une « solution » à la question, parfois même avant que celle-ci n’ait eu le temps de se formuler pleinement. La religiosité promet certitude, stabilité, et éloigne l’angoisse humaine.
L’hébraïsme, lui, ne se hâte pas de refermer le cercle. Il place l’homme face à sa propre question, face à sa responsabilité personnelle, face à l’incertitude. L’hébraïsme biblique et prophétique ne cherche pas à effacer la difficulté, mais à y confronter l’homme. Il demande : que feras-tu, toi ? Comment agiras-tu face à autrui, face à Dieu, face à l’Histoire ?
La religiosité veut protéger l’homme de ses propres questions – l’hébraïsme l’invite à les porter.