Reconnaissance du bien commun. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Reconnaissance du bien commun. Par Rony Akrich

On dit parfois que si nous nous retrouvions seuls, bloqués sur une île déserte, nous n’aurions pas besoin de réfléchir à l’éthique.
À proprement parler, sans doute n’est-ce pas vrai, mais c’est une façon utile de démontrer qu’une énorme partie du travail de l’éthique consiste à déterminer comment nous nous fraierons un chemin dans un monde rempli d’autres personnes, qui doivent toutes le même respect que nous.
En devenant préoccupés par le quotidien chargé de notre vie, nous pouvons souvent prendre les individus qui nous entourent pour acquis. Dans certains cas, cela signifie que nous ne parvenons pas à être polis avec eux, ni leur être reconnaissants pour les choses qu’ils font pour nous aider. Dans des cas extrêmes, nous pouvons objectiver ou marchandiser les gens qui nous entourent – en les traitant comme s’ils étaient des outils servant nos propres objectifs, et non des personnes ayant leurs propres droits et objectifs.
Cela va à l’encontre du philosophe allemand Emmanuel Kant et de l’impératif moral qu’il défend : ne jamais traiter les gens comme un simple moyen pour parvenir à nos propres fins.
Une solution courante à ce problème moral consiste à essayer de leur rappeler notre « humanité commune ». Il nous est conseillé de faire preuve d’empathie, d’imaginer comment les autres pourraient ressentir nos paroles et nos actions et de nous mettre à leur place. Ces stratégies se résument toutes à une conviction fondamentale :
Si nous pouvons, simplement, réaliser à quel point nous sommes semblables à notre entourage, nous cesserons de le maltraiter !
Par exemple, le philosophe écossais David Hume pensait que la sympathie était le fondement de l’éthique.
Cependant, nous devrions nous demander sérieusement dans quelle mesure l’esprit des autres nous est accessible.
Un homme blanc d’âge moyen peut-il vraiment se mettre à la place d’une femme noire, persécutée à cause de sa couleur, de sa foi, responsable de trois enfants dont aucun n’a mangé depuis des jours ?
Peut-être pas.
C’est donc un problème si nous soutenons que notre préoccupation morale doit être fondée sur la reconnaissance du bien commun. Car, parfois, nous n’avons rien en commun !
L’Autre est un terme utilisé pour décrire la manière dont les autres sont différents de nous. Ou pour décrire des personnes gardées éloignées par nous, en décidant qu’elles ne sont pas comme nous. Le processus d’altérité se produit lorsque nous transformons nos semblables en entités abstraites dont nous pouvons nous éloigner. Nous  pouvons aussi les traiter comme  moins que des humains.
Nous pensons souvent à nos relations sociales en termes de groupes : nous avons un « groupe intérieur » et un « groupe extérieur ». Ces derniers se distinguent par ceux a qui nous nous identifions et ceux vis-à-vis desquels nous nous refusons. L’altérité se produit en traitant les membres du groupe extérieur – ceux auxquels nous ne nous identifions pas – comme s’ils étaient moins importants que les membres de notre groupe intérieur.
La philosophe Simone de Beauvoir pensait que “l’altérité était une catégorie fondamentale de la pensée humaine”. Dès que nous réfléchissons à ce qu’est une chose, nous pensons a son contraire: à l’Autre.
Cependant, qu’elle soit naturelle ou non, l’altérité n’est pas un processus neutre : elle tend à conduire à de mauvais traitements envers les personnes que nous décidons d’être autres.
Une fois que nous identifions l’Autre, il devient plus facile de justifier de le traiter d’une manière dont nous n’avons pas identifié un autre. Nous pouvons les maltraiter, les exploiter ou les persécuter sans nous sentir coupables.
L’altérité a été un facteur qui a permis l’Holocauste, la traite négrière et le génocide rwandais!!!
Dans chaque cas, l’humanité des victimes est devenue invisible car les gens se sont concentrés sur ce qui les rend différents.
Compte tenu de cela, il semblerait que la solution à l’altérité serait, comme le suggère David Hume, de se concentrer sur ce que nous avons en commun, en lieu et place de ce qui nous distingue. Mais ce n’est pas non plus une solution parfaite, car le processus consistant à distinguer qui nous sommes de ce que nous ne sommes pas, fait partie de la façon dont nous développons notre identité.
En nous concentrant uniquement sur ce qui est similaire entre nous et les autres, nous perdons un outil important dans la découverte de notre identité personnelle.
Ce sont souvent nos différences qui nous rendent uniques.
En considérant les gens comme étant « comme nous », cela peut nous aider à établir des relations, mais cela peut aussi être un peu narcissique. Au lieu de regarder l’Autre comme quelqu’un d’unique, compliqué et différent, nous le traitons comme un miroir. Nous essayons de nous retrouver chez les autres au lieu d’essayer de trouver ce qui les définit comme eux-mêmes.
La rencontre avec l’Autre est difficile. Il remet en question notre façon de faire, il exige notre attention et nous tient pour responsables de nos actes. Sa présence nous oblige à repenser notre compréhension du fonctionnement du monde. Il est beaucoup plus facile d’ignorer cette différence en recherchant des similitudes, ou de faire paraître ces différences comme mauvaises, que s’engager véritablement avec elles. C’est pourtant exactement ce que Levinas souhaitait que nous fassions.
En fait, il voulait que nous regardions l’Autre en face. Ce faisant, nous regardons le visage de quelqu’un de complètement différent de nous. Nous commençons également à reconnaître notre responsabilité éthique à leur égard, c’est très simple : ne les tuez pas !
Pensez à tous les films, et histoires, où quelqu’un est sur le point de commettre un meurtre, à la dernière minute…. il voit les yeux de la personne qu’il va tuer. Du coup, il n’y arrive plus. En regardant le visage de l’Autre, ces personnes prennent conscience de leurs responsabilités éthiques. Voilà donc une explication de ces changements de cœur.
Cette philosophie de l’Autre est puissante, car elle nous incite à repenser notre attitude face à la différence.
Elle reconnaît les différences existantes comme réelles et parfois insurmontables entre nous, mais nous dit que ce n’est pas grave. Au lieu de nous laisser entraîner à chercher ce que nous avons en commun, ou de stigmatiser les choses qui nous distinguent, nous devrons être ouverts à apprendre de chaque individu que nous rencontrons – peu importe la quantité, ou le peu de nous-mêmes, que nous voyons en eux.
Dans un article intitulé : “La tolérance a-t-elle des racines dans la Bible”?, le professeur Ouriel Simon explique que la tolérance se mesure à l’attitude de la société envers l’autre et sa différence. Dans la Bible, il existe diverses approches concernant la relation à autrui, et celles qui sont parfois difficiles à assimiler ne doivent pas être ignorées. Le plus souvent, c’est précisément à partir d’attitudes refusant l’autre, de discussions en découlant, qu’il est possible de formuler une vision précieuse du monde. Le désaccord est tout aussi important que le fait de traiter des textes dont les messages sont plus faciles à identifier. En théorie, et dans les querelles de paroisse, on peut penser facile et s’accorder sur le traitement des faibles, tel qu’il se reflète dans la loi, mais un tel accord global façonne-t-il réellement une vision du monde ? Peut-être que l’étudiant ressent un besoin, ou une pression, d’exprimer ce qui est approprié, nécessaire et agréable à entendre, mais pas ses véritables doutes et ses pensées avérées. C’est la discussion, le débat, la prise de position dans sa complexité qui peut stimuler la réflexion et façonner une position introspective.
De plus, il y a parfois une « attaque groupée » dans la société, comme dans le cas des rapatriés de Babylone vers Sion. Par exemple : ils ont séparé les familles ayant des épouses étrangères. Ils ont refusé toute coopération avec les résidents israéliens locaux pour la reconstruction du Temple. C’est ainsi que dans la société, nous expérimentons notre relation avec l’autre – les « autres », dans ce cas, ce  sont les rapatriés de Sion qui n’acceptent pas la vision du monde des Israéliens non exilés.
Une étude significative des différentes approches de la relation à « l’autre » dans la Bible reflétera, et façonner, la relation de l’apprenant à lui-même d’abord puis aux autres ensuite. Ainsi enrichit-il sa relation à l’autre, approfondit-il ses points de vue et façonne-t-il sa vision de la complexité et de la multidimensionnalité du monde. C’est pourquoi, en Hébreu, la “véracité” (amitout), synonyme de “fiabilité”(aminout) et de “loyauté” (neemanout), exprime pleinement la conviction (Emouna) d’une personne.

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