Kant est à l’origine du concept de « mal radical », mais sa façon d’utiliser le terme n’est plus à la mode.
En fait, la plupart des personnes qui écrivent sur cette question l’utilisent d’une manière précisément non kantienne pour désigner quelque chose de spectaculairement excessif – un acte ou un événement dont la méchanceté est plus profonde et plus mystérieuse que la méchanceté des états ou des activités ordinaires.
Dans son célèbre récit du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, Hanna Arendt (1963) défend l’idée selon laquelle même les pires maux peuvent être « banals » et bureaucratiques. Une décennie plus tôt, cependant, elle concevait le « mal radical » de manière tout à fait différente. Dans une lettre de mars 1951 à Karl Jaspers, elle écrivait:
« Nous savons que les maux les plus grands, ou le mal radical, n’ont plus rien à voir avec des motivations pécheresses humainement compréhensibles. Je ne sais pas ce qu’est le mal radical, mais il me semble que cela a à voir avec le phénomène suivant : rendre les êtres humains superflus en tant qu’êtres humains. » (Arendt & Jaspers 1992) »
Arendt poursuit sa lettre en insistant sur le fait que « rendre les êtres humains superflus en tant qu’êtres humains » n’est pas la même chose que les traiter comme « de simples moyens pour parvenir à une fin ». Elle a ainsi rejeté la vision kantienne selon laquelle le mal radical – quels que soient ses effets bénins ou terribles – trouve sa racine dans la violation délibérée de l’impératif catégorique par des agents libres individuels.
La vision du mal radical de Jaspers, en revanche, était systématiquement non exotique et kantienne :
« il y a du mal parce qu’il y a de la liberté. Seule la volonté peut être mauvaise » (Jaspers 1947).
Cette focalisation sur la liberté humaine comme racine de tout mal est « significative et louable ». Kant [et après lui Jaspers] refuse de répondre à notre soif lascive d’un récit spécial qui s’applique particulièrement aux cas extrêmes du mal… Il craint qu’occuper notre imagination avec des cas extrêmes ne soit simplement une façon de satisfaire certains de nos traits humains les plus méchants – en rationalisant notre ressentiment et notre vengeance en leur fournissant un objet qui semblerait les justifier.
Les préoccupations exprimées dans ces passages sont courantes dans les discussions sur la nature et les origines du mal.
Appelez-les en abrégé les préoccupations jasperiennes.
Ce sont des préoccupations de second ordre sur la manière dont nous devrions concevoir et parler du mal, surtout en le qualifiant de « radical ».
Les préoccupations se répartissent en deux grandes catégories : celles concernant l’étrangeté des actes répréhensibles avec des locutions excessives telles que « mal » et « radical » ; et les craintes de souiller les personnes et les choses touchées par un tel mal, au-delà de la simple condamnation des auteurs.
Kant soutient dans « la religion dans les limites de la raison seule » (1793) que les choix libres contraires à la loi morale sont inintelligibles dans le sens où ils sont irrationnels ; notre propension à les fabriquer est donc un mystère inexplicable à la « racine » de notre psychologie morale. L’idéaliste post-kantien, Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, reprenant le refrain, rejette la « théorie des privations » (influence des contextes sociaux) du mal radical en faveur de l’idée qu’elle trouve son origine dans la décision positive et irrationnelle de préférer l’avantage personnel à la loi morale.
« À quel point la décision du bien ou du mal se produit dans l’individu, qui est encore soumis à l’obscurité totale ? ». (Schelling 1809)
Dans la vision kantienne, il existe donc un sens normatif dans lequel il est « inintelligible » : il s’agit d’une propension irrationnelle et ne peut donc pas être « compris » dans le sens où il ne peut être sanctionné par la raison propre. De même, un choix immoral ne peut pas être entièrement expliqué : les explications complètes font appel à de bonnes raisons, et il n’y a pas de bonnes raisons pour commettre un acte répréhensible.
Il existe cependant un sens plus large de « comprendre » ou « expliquer », dans lequel un tel mal n’a rien de mystérieux : c’est la chose la plus tristement familière au monde. Les agents immoraux du quotidien voient vraisemblablement ce qu’ils font sous l’aspect d’un bien ou d’un autre – bon pour leur entreprise, bon pour leurs intérêts, bon pour leurs efforts de réélection – même s’ils savent aussi que ce qu’ils font est finalement mauvais. Si l’on interprète le cri de guerre du Satan de Milton : « Malheur à mon bien ! (1667, Le Paradis perdu) comme impliquant qu’il prend le mal sous l’apparence du bien, alors ce n’est pas absurde.
Mais ce n’est pas non plus tout à fait intelligible.
La conception kantienne du mal radical dit que l’inintelligibilité des actes répréhensibles ne nous empêche pas de blâmer, de tenir les auteurs pour responsables et de refuser de souiller les innocents. Cela explique pourquoi Jaspers a trouvé le concept si attrayant. Placer la volonté de bonheur, qui domine parmi les motivations des hommes, au-dessus de la loi inconditionnée qui se manifeste dans la raison, voilà la racine du mal, la « propension » que Kant appelle « le mal radical ». (Jasper 1962 p. 321)
Certains philosophes, et de nombreux romanciers et scénaristes, considèrent que l’idée où les êtres choisissent toujours sous « l’apparence du bien » est inadaptée à la psychologie de l’extrême malveillance.
Cela convenait peut-être aux conceptions perfectibles des Lumières, mais les horreurs mécanisées, et très médiatisées du passé récent, exigeraient prétendument une image plus sombre de la psychologie des agresseurs. Tueurs en série, violents, meurtriers, tortionnaires, violeurs et éventreurs :au moins, certains de ces acteurs génocidaires considèrent leurs propres actions comme atroces, rendant le monde pire et non pas meilleur dans son ensemble, parfois pire pour eux-mêmes, mais ils choisissent néanmoins de les accomplir. Ils ne disent donc pas « Que le mal soit mon bien! », du moins selon l’interprétation que je viens de proposer.
Ce sont des criminels conscients. Ils font le mal sous l’aspect du mal et pourtant, ils ne sont pas fous, cela rend leurs actions particulièrement difficiles à comprendre pour le reste d’entre nous. Il s’agit d’une deuxième manière courante d’utiliser le terme « mal radical ».
Autre lecture de Milton où le cri de guerre de Satan peut être interprété de cette manière. Augustin rapporte dans ses Confessions que lors de « l’incident des poires », il prenait plaisir au vol et au péché lui-même…
« Voici, maintenant, laisse mon cœur te dire ce qu’il cherchait là, afin que je sois gratuitement dévergondé, n’ayant d’autre motivation au mal que le mal lui-même. C’était immonde et j’ai adoré… J’aimais ma propre erreur – non pas celle pour laquelle j’avais commis une erreur, mais l’erreur elle-même. » (Confessions 2, Chap. IV, paragraphe 9)
Il est tentant de dire qu’en « aimant le péché lui-même », Augustin le considérait en quelque sorte comme un bien. Mais il fait au moins ici allusion à cette deuxième conception du mal radical : certains actes peuvent être accomplis sous l’aspect de leur propre déformation et de leur pourriture abjectes, comme étant finalement mauvais même pour le coupable lui-même. Comme nous l’avons vu, le philosophe prussien, auteur du « mal radical », 1400 ans plus tard, ne pensait pas que cela puisse impliquer de choisir le mal pour le mal. En fait, Kant soutient qu’une telle conception « diabolique » du mal est incohérente ou du moins psychologiquement inapplicable aux êtres humains.
Et pourtant !!
Le scepticisme de Kant n’a cependant pas empêché Dostoïevski de composer « Les Carnets du sous-sol » (1864) comme un portrait étendu et quelque peu plausible de l’effort d’un homme pour choisir le mal pour le mal.
Certains criminels déclarent considérer ce qu’ils font comme une bonne chose. Imaginez : « débarrasser le monde des femmes poubelles, donner à quelqu’un ce qu’il mérite, suivre correctement les ordres des voix dans leur tête, etc. »
D’autres l’admettent ouvertement : ce qu’ils font est mauvais, méprisable, etc.
Dans de tels cas, les auteurs ne font pas une série de déductions erronées ou ne confondent pas le mal avec le bien. Au contraire, ils semblent engagés dans un détournement conscient de tout ce qui pourrait être considéré comme « bien » par n’importe qui.
Selon cette conception, le mal radical est parfois décrit comme un détournement conscient de l’être lui-même.
Si les confessions d’Augustin sur les poires ou certaines confessions plus récentes, plus spectaculaires, des islamistes, sont exactes, alors, (contrairement à Kant), il pourrait y avoir un état diabolique, déroutant, dans lequel certaines personnes peuvent tomber, et le reste d’entre nous ne peut pas entièrement le comprendre. L’inintelligibilité, du fanatisme religieux, du radicalisme, de la foi, menace donc de susciter des inquiétudes jasperiennes concernant l’étrangeté et la souillure!