La société moderne procède de l’hypothèse implicite que Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers; nous habitons de préférence la nature comme judicieuse et subordonnée.
Nous roulons sur des ponts et prenons l’avion car nous croyons que les lois de la physique s’appliqueront infailliblement. Accentuez l’ultime conclusion logique et cette vision du monde rejettera toute possibilité de phénomène intrinsèquement méconnaissable. Tout ce qu’il nous est impossible de concevoir, toute énigme, est très clairement une insuffisance de nos savoirs scientifiques au présent.
A l’encontre de cela, au siècle dernier, deux sommités de la pensée juive: le Rav Abraham Isaac Kook et le Rav Yoseph Dov Soloveitchik, affirmèrent qu’il existait une manifestation fondamentalement inintelligible: l’être humain.
La création est totalement soumise aux lois de la nature rationnelle et déterministe, mais l’homme est détenteur d’une nature sibylline qui dépasse l’autorité de la recherche scientifique. Nos deux Maîtres abordent l’essence de l’espèce humaine à partir de perspectives légèrement divergentes:
- Kook pense qu’elle découle d’antinomies assimilées à l’identité de l’homme,
- Soloveitchik pense qu’il s’agirait d’une conséquence de la fluctuation de l’homme entre les axes dialectiques.
Tous deux perçoivent cette créature occulte comme un signe obvie continu l’à-propos de la foi dans la modernité. Seule celle-ci, avec ses concepts transcendantaux et révélateurs, sait traduire et donner un sens à cette nature inexpliquée de l’homme.
- Kook reconnaît deux contradictions au sein de l’homme: la première apparaît dans son exégèse de la bénédiction d’ « asher yatsar » (qui a créé), qui loue le chef-d’œuvre du corps humain (Abraham Isaac Kook, Olat Reiyah, vol. 1, p. 4). Il clarifie ce qui rend l’homme extraordinaire par opposition au monde naturel, ce dernier est ordinaire, suivant les lois prévisibles du déterminisme causal et mécanique sans aucune déviation.
Une balle lancée vers le ciel retombera,
Un prédateur affamé cherchera instinctivement sa proie.
Ainsi, l’homéostasie (Claude Bernard la définit comme «la capacité que peut avoir un système quelconque à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes qui lui sont extérieures») et la précision des fonctions du corps ne peuvent à elles seules le différencier du reste de la nature et l’apprécier telle une merveille.
Par contre, l’enchantement de l’homme se diffuse à partir du mélange absurde de la détermination de sa matière mécaniste avec son lustre suprême, ce don inaccessible et impondérable du libre arbitre. L’homme fonctionne dans l’espace entre le stimulus et sa réaction, où il peut régner sur la faute et choisir entre le bien et le mal devant lui. Pourtant, simultanément, son corps l’enferme dans ses antres profonds. Il ne peut ordonner à son cœur de pomper, à ses poumons de respirer, à son sang de circuler, ni à ses neurones de se connecter. Ces processus se produisent de manière mécanique sans attention ni motivation, ils se situent au-delà de l’ampleur du libre arbitre humain, se constituant instinctivement au fur et à mesure qu’il fait ses propres choix. Alors, l’homme, habitant ces deux mondes, comme un mélange d’huile et d’eau, est une antinomie ambulante, un oxymore, une pure merveille.
- Kook reconnaît une autre contradiction dans son exposé sur le repentir (la téchouva), qu’il établit non seulement comme une démarche isolée et personnelle, mais aussi comme une évolution plus générale, l’élément fondamental du temps et le tissu de la réalité elle-même (Abraham Isaac Kook, Orot Ha-Teshuva, 4:1.). Tous les aspects de cette réalité, ici l’individu, la communauté et le temps, aspirent à un but précis: la révélation de la Sainteté. La courbe de l’aventure humaine s’oriente vers le sacré. Dans cette représentation du monde, la finalité de la Création et de l’homme reste de combler le fossé entre le réel et l’idéal, entre ce qui est et ce qui pourrait être.
Si l’Histoire décrit le passage de la rupture à la plénitude, alors le progrès dépend de l’existence de la rupture. Cette dernière avertit que l’histoire n’est pas achevée et doit poursuivre son avance jusqu’à ce qu’elle atteigne son statut dans une révélation foncière du sacré. Une histoire assurée, devenue harmonie, celle qui atteint l’excellence, sera une histoire achevée.
Simultanément, l’homme, qui se trouve au centre de la création, est un être actif, toujours en train de s’améliorer et de parfaire le monde qui l’entoure. Si l’essence de l’existence est la quête de la totalité et du perfectible, alors la quintessence de l’homme sera pareillement de briguer l’entièreté et l’absolue. Cela engendre une définition paradoxale de la perfection humaine. L’homme parfait ne se définit pas par la perfection, mais plus particulièrement par le désir constant de perfectibilité même (Abraham Isaac Kook, Orot Ha-Teshuva, 5:6).
Un être humain parfait est un oxymore.
L’homme de la Foi, par excellence, devrait haïr le dénuement, la débauche, la violence, la facétie, la duplicité et la mort. Toutefois, en même temps, l’intégralité de son existence, de sa valeur et de son importance repose sur l’existence de ces maux.
De même, une grande partie de la pensée du Rav Soloveitchik tourne autour de la nature dialectique de l’homme, les émotions et les faits et gestes antithétiques fondus dans l’expérience humaine.
« L’homme est un être dialectique ; un schisme intérieur parcourt sa personnalité à tous les niveaux… Le schisme est voulu par Dieu comme source de la grandeur de l’homme et de son élection comme être charismatique singulier. L’homme est un être grand et créateur parce qu’il est déchiré par le conflit et est toujours dans un état de tension et de perplexité ontologique. Le fait que le geste créateur soit associé à l’agonie est le résultat de cette contradiction, qui imprègne toute la personnalité de l’homme. » (Majesty and Humility p. 25)
L’homme oscille entre deux pôles opposés, modélisés par Adam, dans le premier chapitre de la Genèse, appelé ‘l’homme majesté’, et au deuxième chapitre, par l’homme de la Genèse, appelé ‘l’homme de la rédemption’.
En premier, Dieu ordonne à l’homme majesté de soumettre et de dominer le monde autour de lui, pour construire des beffrois vers le ciel, assujettir les forces naturelles à sa volonté et éprouver un sentiment de renom, d’assurance et de sécurité.
Au chapitre suivant, l’homme rédempteur fait son apparition, en opposition totale avec le précèdent, celui-ci laboure la terre, relate sa solitude existentielle aux autres et ressent un sentiment d’humilité.
Chaque être humain possède les deux archétypes dans son « ADN ».
Ce schisme est insoluble.
Un homme peut passer ses journées dans un cadre professionnel, travaillant avec les autres de manière fonctionnelle pour créer quelque chose de nouveau, et passer ses soirées à exprimer les désirs et les soucis de son cœur devant ses amis et Dieu.
Nos deux Maîtres abordent la nature énigmatique de l’homme sous différents angles.
Rav Kook dépeint celle-ci comme poussée par les antinomies qui parsèment son identité, au regard du monde extérieur. Le paradoxe du corps humain ne peut être compris qu’en contraste avec le monde naturel plus vaste et prévisible. De même, le besoin humain si paradoxal de fracture est parallèle à la dépendance de la réalité à la fracture. Dans la recherche d’une solution, ces contrastes nous emmènent au-delà des limites de notre réalité dans le royaume Divin.
Pour Rav Kook, tout comme deux versets contradictoires nécessitent un troisième pour être résolus, les éléments contraires de l’homme exigent que Dieu les unifie. Les paradoxes du corps humain et le besoin humain de fracture témoignent de l’empreinte d’un Créateur divin qui peut accomplir l’impossible en unifiant le contradictoire. Comme l’a observé le Rav Jonathan Sacks, le sens d’un système doit se situer au-delà du système, et donc le sens de la réalité doit se situer au-delà de la réalité et en Dieu.
Pour Friedrich Hegel (1770-1834), la dialectique exprime la structure contradictoire de la réalité. La progression de la pensée reconnaît l’imbrication des contradictions (thèse et antithèse), puis révèle un principe d’union (synthèse) qui les dépasse.
A l’opposé, Rav Soloveitchik décrit le problème en regardant vers l’intérieur, en se mettant à la place de l’homme et en décrivant ses expériences dialectiques.
À travers ces descriptions, il exprime un grief contre la suraccentuation de la modernité sur l’homme magistral. La modernité, marquée par la science, met en avant l’homme comme un être qui comprend le monde et le soumet ainsi à sa volonté. Pourtant, à l’ère moderne, cet état d’esprit dépasse ses limites et pollue d’autres domaines de la vie. L’homme ignore son besoin de connexion émotionnelle et considère les autres comme des partenaires utilitaires dans ses efforts. Même la religion, qui valorise l’humilité et la vulnérabilité face à Dieu, devient un exercice utilitaire. La prière devient une technologie de plus pour subordonner Dieu à la volonté de l’homme, et les rituels religieux sont réduits à des services qui donnent du sens à l’homme.
Pourtant, malgré leurs différences, ces deux penseurs mettent en évidence la nature énigmatique de l’homme pour plaider en faveur de la pertinence continue de la Foi à l’ère de la modernité.
Mis en évidence par Rav Kook, les paradoxes servent à élargir notre connaissance et à engendrer une prise de conscience que nous ne pouvons pas comprendre et, ainsi, tout subjuguer: il existe une harmonie Divine possible à trouver uniquement au-delà des limites de la science et de la connaissance humaine.
Rav Soloveitchik trouve que l’homme moderne, abandonnant la religion pour vénérer le temple de la science, met trop l’accent sur l’Homme Majesté et ignore l’Homme Rédempteur. La Foi rappelle à l’homme de ne pas négliger l’Homme Rédempteur, l’individu ne peut échapper à son besoin de compagnie existentielle, la tension dialectique est inéluctable et doit être affrontée. Seule la Foi, avec ses origines Divines, peut lui fournir un aperçu et des conseils sur la façon de gérer sa nature énigmatique, qu’il s’agisse de rechercher l’harmonie dans le Divin ou d’embrasser les deux pôles dialectiques, pour continuer là où la compréhension humaine s’arrête.