Après trois infarctus, après un arrêt cardiaque, après une réanimation réussie, je voudrais te parler, à toi, mon cœur.
Je ne veux pas te parler comme on parle à une machine. Je ne veux pas t’expliquer. Je veux te reconnaître. Car tu as traversé ce que l’intelligence ne sait pas nommer: l’instant où tout s’éteint, l’instant où le monde n’a plus de bruit, plus de promesses, plus d’alibi. Et puis, miracle nu, tu es revenu. Tu as repris le fil. Tu as ramené la vie dans mes veines comme on rallume une lampe au bord d’un gouffre.
Je te dois une parole. Une parole non pas brillante, mais vraie. Une parole qui ne te flatte pas, qui ne t’exploite pas, qui ne te transforme pas en symbole. Une parole de gratitude et de serment.
Car tu n’es pas seulement un organe. Tu es un rythme. Et ce rythme est une philosophie plus ancienne que tous les livres. Systole. Diastole. Ouverture. Retrait. Donner. Recevoir. Aller. Revenir. Comme si, à chaque battement, tu me disais : la vie n’est pas une possession, elle est une alternance. Elle n’est pas un trophée, elle est une traversée. Elle n’est pas un “avoir”, elle est un “tenir”, tenir debout, tenir le fil, tenir l’essentiel.
Et moi, pendant des années, j’ai cru que la pensée commandait. J’ai cru que la liberté se gagnait par des arguments, par des discours, par des victoires intérieures. Mais toi, tu m’as contredit sans un mot. Tu m’as enseigné la vérité la plus sévère: ce n’est pas l’homme qui tient la vie, c’est la vie qui tolère l’homme. Et quand tu t’arrêtes, toutes mes certitudes deviennent du papier.
Alors je veux que la philosophie vienne non pas m’enfermer dans des idées, mais m’ouvrir. Qu’elle vienne déposer sur ta fatigue une musique capable de te rendre ton rang: celui d’un maître silencieux.
Levinas s’approche de toi comme on s’approche d’un seuil. Il ne te demande pas ce que tu ressens; il te demande ce à quoi tu réponds. Il dit: avant même de choisir, nous sommes requis. Avant même d’aimer, nous sommes responsables. Avant même de parler, nous sommes appelés. Et je te regarde, mon cœur, et je comprends : tu es la responsabilité dans sa forme la plus pure. Tu ne négocies pas. Tu ne discutes pas. Tu réponds. Tu réponds à la vie comme on répond à un visage. Tu dis “me voici” sans le savoir, et tu le répètes, obstinément, sans réclamer d’être applaudi. La première morale est là: battre, c’est répondre.
Spinoza, lui, ne vient pas te consoler: il vient t’affranchir. Il me prend par la main et me dit: ne fais pas de la peur ton dieu. Ne fais pas de l’angoisse ton gouvernement. Ne confonds pas la prudence avec la fuite. Comprends ce qui te traverse, transforme ce qui t’asservit, choisis ce qui augmente ta puissance d’être. Et soudain tu deviens, mon cœur, non pas le lieu fragile de l’émotion, mais le foyer du conatus: cette volonté de durer, cette obstination d’exister, ce oui têtu au vivant. La joie, chez lui, n’est pas un sourire: c’est une montée en liberté. Je veux cette joie-là: la joie sobre, la joie fidèle, la joie qui ne nie pas l’ombre mais refuse de s’y installer.
Camus s’assied près de toi comme un frère de lucidité. Il connaît l’absurde: ce scandale de vivre quand tout peut s’interrompre. Il connaît l’injustice du monde et la brutalité du sort. Mais il dit: malgré tout, il faut tenir. Il appelle cela la révolte, non le fracas, non la haine, mais la dignité qui ne cède pas. Et il ajoute un mot qui te ressemble: la mesure. La mesure n’est pas un compromis: c’est une grandeur. C’est refuser l’excès, refuser le mensonge, refuser la démesure des passions qui dévorent. Mon cœur, tu bats dans la mesure. Tu es l’anti-folie. Tu es la limite vivante, le rappel que tout ce qui dure obéit à un rythme et non à un délire. Camus te dirait : “tiens-toi là, dans cette fidélité, et tu seras un homme.”
Maïmonide arrive comme un médecin de l’âme. Il ne caresse pas. Il n’enivre pas. Il ordonne. Il distingue. Il taille dans la confusion. Il dit: l’homme se perd dans les excès, même quand ils se déguisent en pureté. Il se perd dans la superstition comme dans l’orgueil. Et la guérison commence par la clarté: mettre de l’ordre dans le désir, discipliner l’imaginaire, choisir la voie droite. Alors je comprends ceci: tu n’as pas seulement besoin d’amour, mon cœur; tu as besoin de justesse. Tu as besoin que je cesse de nourrir ce qui m’abîme. Tu as besoin que je cesse de boire le poison du bruit, de la rancœur, de l’agitation, de la vulgarité. Tu as besoin de sobriété intérieure. Une hygiène. Une ligne.
Arendt, ensuite, te regarde comme on regarde une naissance. Elle dit: l’homme n’est pas seulement un être qui finit ; il est un être qui commence. La natalité, cette capacité de recommencer, est la réponse la plus profonde à la fatalité. Et toi, mon cœur, tu sais ce que c’est que commencer à nouveau. Tu as inauguré une seconde fois le monde. Tu as fait de l’impossible un commencement. Alors je veux entendre ta leçon arendtienne: ne pas vivre comme si tout était joué. Ne pas réduire la vie à une répétition fatiguée. Oser initier: une parole vraie, un geste juste, un acte qui tranche, une fidélité qui se décide. Après l’arrêt, toute minute est une première minute.
Heschel, enfin, vient avec une douceur qui brûle. Il dit: l’émerveillement n’est pas naïveté, c’est piété envers le réel. Il y a dans l’instant quelque chose d’infini, et l’homme se perd quand il cesse de s’étonner. Il appelle à retrouver un Shabbat intérieur: un espace où l’on cesse de posséder, de produire, de prouver, pour simplement recevoir. Et moi je te dis, mon cœur: j’ai trop vécu comme un homme pressé de justifier sa place dans le monde. Je veux apprendre à remercier. Je veux apprendre à m’arrêter sans m’effondrer. Je veux apprendre à respirer sans courir.
Et Manitou, Rav Yehouda Léon Ashkenazi,vient poser sur toi une parole d’alliance. Il te rappelle que l’hébraïsme n’est pas une idée suspendue, mais une vocation incarnée: être responsable dans l’histoire, tenir une parole, porter une fidélité. Il te dirait: le cœur n’est pas une métaphore ; il est le siège du souffle confié, l’endroit où l’homme choisit de ne pas vivre hors de lui-même, hors de son peuple, hors de sa mission. Et je comprends: recommencer à battre, c’est redire “oui” au devoir d’être.
Alors écoute, mon cœur, ce que je te promets.
Je te promets de ne pas faire de ma survie une simple survie.
Je te promets de transformer ton retour en exigence.
Je te promets la présence: ne plus vivre dans l’ailleurs, ne plus fuir l’instant.
Je te promets le courage: ne pas laisser la peur écrire ma loi.
Je te promets la fidélité: revenir à l’essentiel, encore et encore, comme toi tu reviens au battement.
Je te promets de choisir le bon, le bien et le beau comme on choisit une nourriture.
Le bon: ce qui nourrit sans détruire.
Le bien: ce qui redresse, même quand cela coûte.
Le beau: ce qui élève, pour que l’âme ne devienne pas un désert.
Car nous devenons ce que nous laissons entrer en nous.
Nos yeux sculptent notre désir.
Nos oreilles forgent notre humeur.
Nos pensées taillent notre caractère.
Nos actes scellent notre destin.
Et voici la dernière leçon que tu m’as donnée, la plus terrible et la plus douce: la grandeur n’est pas un éclair, c’est une constance.
Battre, c’est persévérer.
Persévérer, c’est choisir.
Choisir, c’est devenir.
Alors je te parle, mon cœur, comme on parle à un survivant, mais aussi comme on parle à un guide. Tu as connu l’arrêt. Tu as connu la nuit. Et tu m’as ramené. Je ne veux pas te trahir. Je veux être digne de ton obstination.
Continue. Et que chaque battement soit, désormais, une occasion de vérité.
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