Croire sans abdiquer la pensée par Rony Akrich

by Rony Akrich
Croire sans abdiquer la pensée par Rony Akrich

Je veux te parler directement. Sans « nous », sans généralités apaisantes. À toi, celui qui se tient en face de moi. Tu dis que tu crois en Dieu, mais en réalité, ton besoin le plus urgent n’est pas Dieu, c’est d’avoir une religion. Une structure, un récit, un cadre. Quelque chose qui te promette un lendemain meilleur, qui te dise que cette vie, avec sa fatigue, ses injustices, ses humiliations, n’est qu’un passage vers autre chose. C’est précisément ce point-là que des philosophes comme Feuerbach et Freud ont tenté de comprendre: ils ont vu à quel point nous avons tendance à transformer nos besoins existentiels, besoin de consolation, de certitude, de sens, en « Dieu » sous une forme élaborée. Non pas pour abolir la foi, mais pour dévoiler le mécanisme: combien il nous est facile de préférer une divinité qui nous rassure à une divinité qui nous met au défi. Tant que cette machine de l’espérance fonctionne, tu peux t’épargner la question cruelle: qu’est-ce que tu fais, ici et maintenant, de ta vie, de ta liberté, de ta responsabilité ?

Regarde avec honnêteté ce que ta religion est devenue, non pas dans les livres, mais dans ta manière de la vivre. Elle ne t’appelle pas à te tenir droit, elle t’invite à attendre. Tu apprends qu’ici, au cœur des détresses de ce monde, il n’y a pas grand-chose à chercher ni à transformer; l’essentiel se passera ailleurs, à un autre moment, dans un monde futur dont tu ne sais presque rien, mais sur lequel tu charges tous les correctifs que tu n’es pas prêt à assumer toi-même. Marx a décrit exactement cette tentation: transformer la religion en une sorte d’anesthésie qui permet à l’être humain de supporter ce monde sans toucher vraiment à l’injustice qui le traverse. La réalité devient pour toi une salle d’attente, et ta pensée une chaise, plus ou moins confortable, pour tenir jusqu’à ce qu’on appelle enfin ton « numéro ».

Mais une attente pure est insupportable. Alors tu l’aménages.

Tu as besoin de figures auxquelles t’agripper: imam, prêtre, rabbin, « notre Maître », maître spirituel, gourou visible ou caché. Tu es prêt à les surélever au-dessus de toi, à les étirer jusqu’aux dimensions du mythe, à leur attribuer des pouvoirs, à les transformer en preuves vivantes que « quelque chose » existe au-delà de ce monde brisé, à condition que tu les suives, que tu les écoutes, que tu les croies. Peu importe tellement ce qu’ils sont réellement ; l’important, c’est ce que toi tu as besoin qu’ils soient dans ton théâtre intérieur.

Je veux que tu voies ce mécanisme, sans haine, mais sans caresse non plus.

Dans la sociologie, ces figures tiennent parce qu’elles remplissent pour toi plusieurs fonctions vitales:

Elles définissent à ta place le bien et le mal, le pur et l’impur, le permis et l’interdit. Dans la confusion du monde, cette coupure nette te rassure. Ces dichotomies simplistes sont exactement ce que Bourdieu décrirait comme des mécanismes de champ: un système de distinctions qui met de l’ordre dans le monde à ta place, pour que tu n’aies pas à toucher à la complexité.

Elles te relient : à travers elles tu ne te sens plus seul. Tu appartiens à un « nous », à une communauté, à un groupe qui sait, qui croit, qui détient les codes. Durkheim y voyait une force immense : la société se sert des symboles religieux pour coller les individus au collectif.

Elles t’apaisent: elles transforment ton angoisse devant la mort, le chaos, l’échec en un scénario maîtrisé. Tout est voulu, tout est prévu, rien n’est vraiment absurde. Face au constat absurde de Camus, selon lequel le monde n’est pas tenu de s’expliquer, tu choisis un scénario où rien « n’arrive par hasard ».

Ce n’est pas tant Dieu qui te tient, que ce paquet existentiel: sens, appartenance, cadre moral, promesse d’un au-delà, et surtout, décharge de l’obligation de penser par toi-même. Ta religion devient un service après-vente de l’angoisse. C’est là qu’entre en jeu la question de la liberté, telle que Kant l’a formulée: es-tu prêt à sortir de l’ »état de minorité », de cette disposition qui te pousse à laisser d’autres penser à ta place, ou préfères-tu rester dépendant de « tuteurs spirituels », dirigeants, rabbins, guides, qui te promettent de t’éviter la douleur de la pensée autonome?

Du point de vue philosophique, regarde ce que tu es prêt à accepter:

Tu accordes plus de réalité à une idée immatérielle, à une équation avec mille inconnues, qu’au réel concret qui se tient devant toi. C’est là que Spinoza comme Maïmonide t’auraient mis en garde, chacun à sa manière: tous deux ont combattu une religiosité qui préfère les images, les peurs et les récits de miracles à l’examen rationnel de la réalité. Tu transformes un « inconnu religieux » en certitude absolue et tu relègues au second plan la réalité concrète, faits, corps, victimes, injustices. Lévinas te dirait que le visage concret de l’autre, la souffrance tangible, précède tout système d’idées que tu bâtis. Tu t’appuies sur un vide organisé: un espace vide recouvert de couches de textes, de rites, de symboles, de doctrines. Tu préfères un inconnu rassurant à une réalité dérangeante.

Et ce vide est confortable parce qu’il est mis en scène.

Tu as des livres, des chants, des gestes, des vêtements, une hiérarchie, des fêtes, des tabous. Tu entres dans ce monde comme dans une pièce de théâtre dont tu connais déjà la fin: le bien triomphe, ‘les tiens » sont sauvés, les doutes sont traduits en tentations. On ne te demande pas de comprendre, mais de te laisser porter. Guy Debord dirait que tu vis dans un « spectacle »: une réalité mise en images, où les signes prennent la place des choses. L’invisible devient chez toi le directeur général de l’âme.

Le problème n’est pas que tu crois.

Le problème, c’est ce que la manière dont tu crois fait à ta pensée.

À quel endroit en toi as-tu commencé à démissionner?

À quel moment as-tu cessé de vérifier, d’examiner, de confronter?

Où as-tu remplacé la recherche par l’obéissance, la question par le slogan, la solitude de la conscience par la chaleur du groupe?

Kierkegaard avait déjà compris qu’une religion qui cesse d’être le lieu d’une décision personnelle courageuse pour devenir une habitude sociale confortable perd son tranchant véritable. Sa question pour toi était: te tiens-tu avec ta foi comme individu, ou te laisses-tu emporter avec elle comme un élément du troupeau?

Je ne parle pas de « masses » abstraites. Je parle de toi.

De toi, qui es parfois prêt, sans l’avouer, à laisser un homme en robe, en caftan, en col romain, en chapeau noir ou en turban penser à ta place.

De toi, qui te rassures en te disant: « S’il le dit, c’est que c’est vrai. Ils savent mieux que moi. C’est ce que la tradition a toujours dit. » Kant te dirait qu’à ce moment précis, tu as renoncé à ton droit le plus fondamental: faire usage de ta raison en public, en adulte.

De toi, qui laisses passer les paroles d’autorité devant toi sans les confronter au réel, parce que les contester mettrait en danger ta place au sein du groupe.

Ainsi, même sans le vouloir, tu participes à la montée de cette religion du vide. Tu n’es pas seulement victime de manipulateurs; tu leur fournis la matière première: ta peur, ton besoin de certitude, ton refus de la complexité. Spinoza a tenté de montrer à quel point la peur et l’espoir deviennent le matériau de base de toute théologie autoritaire, qui préfère des sujets obéissants à des sujets pensants. Ce n’est pas seulement leur pouvoir qu’il faut examiner; c’est aussi ta démission.

La vraie question n’est pas : « Dieu existe-t-il? »

La vraie question, pour toi, est:

qu’est-ce que tu fais de ta lucidité?

L’utilises-tu pour interroger ce qu’on t’enseigne, pour éprouver les évidences, pour résister à la paresse intellectuelle? Ou bien la bâillonnes-tu sous des couches de religiosité, de conformisme, de peur de déplaire, de peur de penser autrement que ton entourage? Maïmonide voyait dans le retour de la responsabilité à l’intelligence humaine une partie de la sortie de l’idolâtrie: non seulement ne pas se prosterner devant une statue, mais refuser aussi de se prosterner devant une image, un slogan, une autorité que tu n’oses pas questionner.

Une tradition vivante n’exige pas ta cécité: elle exige ton intelligence, ton courage, ton sens de la responsabilité.

Les sages d’Israël, des prophètes jusqu’à des penseurs modernes comme Heschel, savaient qu’une foi sans responsabilité morale et sans sensibilité à la souffrance humaine est une contrefaçon de foi. Une parole spirituelle authentique ne fuit pas les questions: elle s’en nourrit. Si ta religion est incapable de supporter la critique, si elle s’effondre au moment où tu la confrontes à des questions directes, alors il n’y a pas là de foi, mais une peur organisée.

Ce texte s’adresse à toi si tu sens confusément que quelque chose cloche:

quand on te parle d’absolu, mais que tout repose sur un brouillard soigneusement entretenu; quand on te promet un autre monde, mais qu’on t’empêche d’habiter vraiment celui-ci; quand on t’appelle à aimer Dieu, mais qu’on te demande de renoncer à ton jugement.

Je ne te demande pas de devenir non-croyant.

Je te demande bien plus: devenir responsable.

Responsable de ce en quoi tu crois.

Responsable de la manière dont tu crois.

Responsable de ce que tu permets qu’on fasse en ton nom.

Je te demande d’accepter que ta pensée t’appartient. Qu’elle n’est pas un objet cultuel que l’on peut déposer entre les mains d’un prêtre, de quelque type qu’il soit. Je te demande d’entendre ceci: tu n’es pas obligé de choisir entre le cynisme absolu et la soumission totale. Tu peux croire, prier, espérer, mais en adulte, debout, qui refuse de prendre le vide pour la vérité sous prétexte qu’on l’a décoré de mots sacrés. C’est là que rejoint peut-être la revendication de Camus: ne pas sacrifier des êtres humains vivants à des idéaux abstraits, même enveloppés dans un langage religieux.

Il ne s’agit pas de sortir de toute religion, mais de sortir de la religion comme anesthésie.

De refuser l’idolâtrie d’un vide dogmatique qui t’éloigne du réel.

De cesser de préférer une idée abstraite à la souffrance concrète d’un visage, à l’injustice d’une situation, au cri d’un enfant vivant. Lévinas te dirait que toute théologie qui ne s’est pas brisée sur le roc du visage de l’autre risque de se transformer en cruauté sacralisée.

Si ta foi t’éloigne de la lucidité, de la responsabilité, de l’écoute du réel, ce n’est pas de la foi, c’est un rêve confortable. Et ce rêve a un prix: ta liberté intérieure.

Ce manifeste, je le dépose devant toi comme un miroir.

Non pour t’humilier, mais pour te déranger.

Pour te rappeler que ta pensée n’est pas un luxe.

Pour te dire que ton esprit, si tu cesses de l’endormir avec des slogans religieux, est capable de bien plus que tu ne l’imagines.

Tu ne pourras pas empêcher l’existence de gourous, de charlatans, de « rabbins » factices, de marchands d’absolu. Mais tu peux refuser d’être leur terrain de jeu. Tu peux décider que ta spiritualité ne sera pas un refuge contre la pensée, mais un approfondissement de la pensée. Tu peux décider que tout ce qui mérite vraiment le nom de « divin » ne te demandera jamais de fermer les yeux, mais au contraire, de les ouvrir tout grands.

Si ces lignes te dérangent, c’est qu’elles ont atteint leur but.

Si elles t’obligent, ne serait-ce qu’un instant, à te demander: « Qui pense en moi? Moi, ou toutes les voix auxquelles j’ai laissé le soin de s’installer en moi? », alors quelque chose a déjà commencé à s’éveiller. La suite ne dépend ni du rabbin, ni du prêtre, ni de l’imam, ni d’aucun maître spirituel.

Elle dépend de toi.

Bibliographie

Bourdieu, Pierre. Le Sens pratique. Paris : Les Éditions de Minuit, 1980.

Camus, Albert. Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde. Paris : Gallimard, 1942.

Camus, Albert. L’Homme révolté. Paris : Gallimard, 1951.

Debord, Guy. La Société du spectacle. Paris : Buchet-Chastel, 1967.

Durkheim, Émile. Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Paris: Félix Alcan, 1912.

Feuerbach, Ludwig. L’Essence du christianisme, Paris, Gallimard, 1992

Freud, Sigmund. L’Avenir d’une illusion, Paris, PUF, coll. « Quatre Grands textes », 23 décembre 2004

Heschel, Abraham Joshua. La conscience prophétique : essai phénoménologique Ad Solem | juillet 2024

Kant, Immanuel. Qu’est-ce que les Lumières? 09/09/2020 Flammarion Gf Philo

Kierkegaard, Søren. Crainte et tremblement  (Aubier) – Bibliothèque philosophique 15/02/1984

Levinas, Emmanuel. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961.

Maïmonide. Le Guide des égarés, suivi du Traité des huit chapitres Verdier / décembre 1983

Maïmonide, Moïse. Mishneh Torah. Jérusalem: Mossad Harav Kook, 1957–.

Marx, Karl. Critique de l’État hégélien (intitulé Critique de la philosophie politique de Hegel dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade), U.G.E.-Paris, 1976

Nietzsche, Friedrich. La Généalogie de la morale 2023 Flammarion Gf Philosophie

Spinoza, Benedictus de. Traité théologico-politique 2022 Flammarion Gf Philosophie

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