Le combat nocturne de Jacob, où « un homme lutta avec lui jusqu’à l’aube », ne représente pas seulement un épisode mythique ou religieux. Il condense, en une image fulgurante, l’expérience fondamentale de l’être humain et, plus encore, la condition politique de tout peuple qui refuse de se laisser définir par les forces extérieures qui l’entourent. La tradition hébraïque, en choisissant de ne pas identifier clairement cet « homme », ouvre un espace d’interprétation où s’entrelacent psychologie, éthique et politique. Cet homme peut être un ange, un adversaire, un double intérieur, un destin; mais il est surtout, dans la lecture philosophique la plus profonde, Jacob lui-même, l’homme qui se dresse contre sa propre peur, son propre passé, la duplicité qu’il a héritée et parfois entretenue. Le texte biblique crée ainsi une scène qui, loin d’être théologique au sens abstrait, devient un diagnostic existentiel sur la naissance du sujet libre.
La philosophie hébraïque, de Maïmonide à Levinas en passant par les maîtres de la tradition midrashique, n’a jamais vu dans la liberté un état statique, mais un arrachement permanent. L’homme hébreu est celui qui traverse, qui ne demeure pas, qui transforme la fatalité en tâche. Contrairement à la tradition grecque, pour laquelle l’homme libre est celui qui s’ordonne selon la raison et cherche la mesure, la tradition hébraïque voit la liberté comme lutte: lutte contre l’idolâtrie, contre l’autosatisfaction, contre le mensonge qu’on se raconte, contre l’histoire qui tend à nous figer. Levinas a pu dire que le visage de l’autre introduit une « résistance » qui oblige à sortir de soi ; mais bien avant cela, la Genèse enseigne que l’homme doit d’abord résister à l’homme qu’il porte en lui. La blessure que Jacob reçoit à la hanche, loin d’être un détail narratif, représenterait alors ce que Camus appelait « la noblesse de l’homme révolté » : l’homme qui ne renonce pas, même quand la victoire se paye en claudication.
Or ce récit fondateur nous parle aujourd’hui avec une acuité politique singulière. L’État d’Israël porte un nom né d’un combat, non d’un consensus. Il se veut la concrétisation politique d’un peuple qui, après deux millénaires, redevient sujet de son histoire. Mais cette souveraineté reste inachevée, souvent vacillante, parfois contestée de l’intérieur même, non par ses ennemis mais par ses propres héritiers. Une grande partie du débat public israélien demeure prisonnière d’une logique diasporique où le monde extérieur, « les nations », les institutions internationales, le regard européen, continue de jouer le rôle du maître implicite auquel il faudrait plaire ou devant lequel il faudrait s’excuser. C’est ce que Spinoza, dans son analyse de l’affect politique, aurait appelé la « servitude mimétique »: l’attitude de celui qui se définit par la peur de l’autre plutôt que par sa propre puissance d’agir. Et c’est précisément cela que le nom “Israël” vient détruire: il n’y a de sujet politique hébraïque que là où il y a lutte contre la peur qui nous hante, lutte contre la tentation de baisser les yeux, lutte contre la nostalgie d’être protégé par d’autres.
De Hobbes à Carl Schmitt, la philosophie politique moderne a montré que la souveraineté n’est jamais un simple dispositif juridique: elle est d’abord la capacité d’assumer la décision dans un monde conflictuel. Hobbes disait que l’État naît de la peur; Schmitt, qu’il naît de la capacité à décider dans l’exception; mais la tradition hébraïque introduit une autre dimension: l’État hébreu naît de la capacité à se combattre soi-même, à purifier sa volonté politique de la dépendance à l’autre, à élever son action au niveau d’une responsabilité historique. L’exception véritable, pour Israël, n’est pas l’état d’urgence: c’est la possibilité de déclarer, contre l’avis du monde si nécessaire, ce que l’on est et ce que l’on veut être. Ainsi, la question de la souveraineté israélienne n’est pas seulement militaire ou diplomatique: elle est métaphysique. Elle demande si un peuple qui a vécu deux mille ans d’exil peut reconnaître que le temps du sujet collectif est revenu.
La lutte de Jacob préfigure cette question: être ou ne pas être sujet. Le judaïsme de diaspora, façonné par la vulnérabilité, a développé deux stratégies: la ruse de Jacob, et l’intériorité spirituelle comme refuge. Israël moderne doit en développer une troisième: la verticalité politique. Ce que Arendt appelait « le monde commun », cet espace où une communauté assume publiquement la continuité de ses actes et de ses valeurs, est précisément ce que l’État hébreu peine encore à définir. Son identité oscille entre trois pôles contradictoires: une judéité religieuse parfois déliée du politique, une israélianité civique parfois amnésique de ses racines, et une hébraïté profonde qui tente de renaître mais que beaucoup redoutent parce qu’elle exigerait une cohérence, une responsabilité, une maturité qu’aucune des deux autres identités ne garantit.
La question du territoire illustre parfaitement cet écart. L’Europe parle en termes de « conflit territorial », comme si le Moyen-Orient était un simple échiquier colonial; mais la pensée hébraïque ne peut se contenter de cette réduction. Pour elle, l’espace n’est pas une donnée, mais une scène morale: un lieu où s’inscrit l’histoire d’un peuple et la fidélité à une parole fondatrice. Maïmonide décrivait déjà la terre d’Israël comme un espace où la loi prend sens parce qu’elle y est vécue, non parce qu’elle y est imposée. La souveraineté israélienne sur son propre territoire ne peut donc être comprise comme un acte purement pragmatique: elle est la possibilité d’un peuple de redevenir acteur de son destin, et non simple objet de décisions étrangères.
Ainsi, la politique israélienne contemporaine n’est rien d’autre que la répétition du combat de Jacob. La lutte avec « l’homme » est la lutte contre la peur de s’assumer, contre la tentation de se dissoudre dans l’universalisme abstrait, contre la nostalgie de la protection extérieure, contre le désir de plaire au lieu de grandir. Le combat n’est pas terminé, ni sur le plan juridique, ni sur le plan identitaire, ni sur le plan territorial. Mais comme Jacob, Israël n’a pas besoin de sortir indemne: il doit sortir nommé. Blessé, peut-être; contesté, sûrement; mais debout, décidé, lucidement engagé dans la clarté de l’aube.
La véritable question politique n’est donc pas « qui gouvernera? », mais: qui serons-nous ?
Des « Jacob » qui cherchent à survivre, ou des « Israël » qui osent devenir sujet, même au prix d’une claudication ?
Car seul un peuple qui accepte de lutter contre lui-même peut espérer ne pas être défini par les autres, et seul un peuple qui accepte sa blessure peut mériter son nom.
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