« Hors de la terre » (H’OUL) ou le vertige intérieur de l’Israélien moderne! par Rony Akrich

by Rony Akrich
« Hors de la terre » (H’OUL) ou le vertige intérieur de l’Israélien moderne! par Rony Akrich

En 1979, l’expression « hors de la terre » ne désignait pas seulement un point éloigné sur la carte. Elle résonnait comme une incantation, un mot magique, une formule d’évasion. Elle condensait moins le désir géographique de partir que l’urgence spirituelle de fuir une réalité stérile, épuisée de promesses. Le mot hébreu חו״ל (H’ouL), acronyme de « l’étranger », devenait un refuge imaginaire, non pas contre Israël en tant que terre physique, mais contre Israël en tant qu’horizon déçu, promesse trahie.

Trois lettres suffisaient à faire rêver. L’Europe, l’Amérique, l’Asie… peu importait la destination, pourvu qu’elle fût « là-bas ». Là-bas, tout semblait propre, calme, maîtrisé. Là-bas, on faisait des projets, on parlait d’avenir. Ici, on ressassait les blessures, on ruminait les guerres. Là-bas, on conversait en italien ou en français. Ici, on se disputait en hébreu. Dès lors, comment s’étonner que plus d’un million d’Israéliens aient choisi de vivre à l’étranger ?

Lorsque je suis parti de Paris, cette même année 1979, dans une tentative encore floue de m’installer en Israël, beaucoup m’ont regardé comme un insensé. « Pourquoi fais-tu ça ? » me demandaient-ils. Et ici, à chaque doute, on me répondait : « Ça ira, ne t’en fais pas. » Mais que signifie donc ce yihye beseder si typiquement israélien ? Est-ce une parole d’espérance, ou un acte de foi aveugle ? Est-ce une consolation fraternelle ou une forme douce de déni ? Une sorte de morphine pour l’âme.

Car au fond, « hors de la terre » n’est pas seulement une localité. C’est un état d’esprit. Le symptôme d’une confusion intérieure. Le miroir d’une identité qui ne sait plus très bien qui elle est. Une aliénation nationale. Un déracinement de l’intérieur.

C’est pourquoi tant d’Israéliens, encore aujourd’hui, se perdent dans les rues de Berlin, sirotent un café à Londres, s’extasient devant les façades de Bruxelles. Même si ces villes accueillent sans honte des manifestations antisémites ou célèbrent le Hamas au nom d’une cause dévoyée. Est-ce là un amour sincère de la culture, ou bien un symptôme plus profond de dégoût de soi ? De refus d’assumer ce qu’Israël représente de complexe, de bruyant, de dérangeant ?

Ce désir d’évasion n’est pas toujours une soif de connaissance ni une ouverture au monde. Il ressemble parfois à l’attitude d’un malade qui préfère la sédation à la guérison. Le dehors n’est plus un simple ailleurs : il devient une échappatoire. Non pas une solution, mais une fuite. On ne cherche pas tant à découvrir qu’à se dissoudre.

Albert Camus l’avait perçu avec une acuité rare :

« L’exil n’est pas seulement l’éloignement de la terre natale, c’est aussi l’éloignement du sens. »

Dans L’Homme révolté, il analyse cette fuite hors de soi comme le symptôme d’un mal plus profond : l’incapacité à donner sens à l’existence au sein même du réel. Devant l’absurde du monde et de l’histoire, certains choisissent la fuite ou l’oubli. Mais on ne résout pas le vertige par l’évitement. Il faut y faire face, ici, dans la poussière et le tumulte du présent.

Un billet d’avion ne suffit pas à apaiser une conscience troublée par sa propre vocation. Il faut du calme face à une destinée trop bruyante. Ce n’est ni la politique ni l’économie qui motivent cette fuite : c’est la perte de sens, la fatigue de croire, l’effritement de l’âme.

Depuis cette fin des années 1970, l’étranger a inversé sa symbolique. Il est devenu pour beaucoup l’image même de ce que l’on croit avoir perdu ici : la paix, la culture, la dignité, la simplicité. Un havre silencieux face à un Israël qui hurle, se déchire, se cherche.

Mais ce n’est pas tant l’amour de l’étranger qui domine que le rejet d’un Israël méconnaissable. Voilà l’étrange paradoxe : nous avons un État, un drapeau, une armée, une langue… mais combien d’entre nous s’y sentent vraiment chez eux ? Combien vivent en Israël sans y habiter vraiment ?

On parle hébreu, mais on rêve en anglais. On vit ici, mais on s’imagine ailleurs. On célèbre Tel Aviv, tout en fantasmant sur Barcelone. Nous sommes devenus étrangers dans notre propre pays. Exilés chez nous-mêmes.

Zygmunt Bauman, dans Liquid Modernity, avait décrit cette condition :

« L’homme moderne est toujours en train de partir. »

Dans une époque où les identités deviennent liquides, mobiles, portables, le lien au lieu, à la langue, à l’histoire se délite. Même Israël, ce pays construit pour l’enracinement, n’échappe pas à cette logique. L’identité y devient un objet négociable, une valise qu’on défait à moitié. L’exil n’est plus subi — il est choisi, mais au prix d’un effacement de soi.

Franz Rosenzweig l’avait pressenti :

« Un peuple qui ignore son destin historique tend à vouloir s’en libérer. »

Mais cette « libération » prend souvent la forme d’un voyage sans retour — non pour explorer, mais pour fuir son reflet dans le miroir.

À cette tentation d’abandon, Theodor Herzl opposait une vision fondatrice. Il ne voulait pas que l’on s’échappe, mais que l’on se relève. Il croyait en une régénération, ici même. Il écrivait :

« En terre d’Israël, le peuple juif connaîtra un renouveau spirituel et national. »

Et dans Altneuland :

« Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve. »

Ce n’était pas un simple slogan. C’était un appel à la renaissance, un défi lancé à notre fatigue morale. Un projet de création, pas de résignation.

Mais aujourd’hui, notre rêve chancelle. Non sous les coups de l’ennemi, mais sous le poids de notre propre lassitude. Ce n’est pas la haine d’autrui qui nous menace, mais notre incrédulité croissante. La perte de foi, non pas religieuse, mais existentielle.

Nous voici en 2025, et rien, ou presque, n’a changé.

L’obsession du départ demeure, comme une vieille blessure mal refermée. Le fantasme d’un ailleurs apaisé, civilisé, cultivé, continue de ronger l’attachement à cette terre pourtant désirée depuis des millénaires. Peut-être est-ce là, justement, que se joue encore notre vérité : non dans la fuite, mais dans le choix courageux de rester. Non dans la nostalgie d’un ailleurs idéalisé, mais dans la fidélité à une promesse inachevée. Car tant que nous continuerons de rêver d’exil, c’est que nous n’avons pas encore achevé notre retour.

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