Ce matin, à Jérusalem, dans le cadre de l’Université Populaire Gratuite, un officier supérieur druze est venu témoigner devant des centaines de personnes. Il s’est présenté non comme un symbole, mais comme une preuve vivante. Il avait pratiquement perdu sa jambe. Il ne cherchait ni compassion ni mise en scène : il venait dire, par sa simple présence, ce que tant de discours évitent. Il venait rappeler que l’alliance n’est pas une idée, mais un prix. Dans son corps, dans son pas interrompu, dans son regard, il y avait la chose la plus rare aujourd’hui : la vérité nue. Une vérité sans hashtags, sans slogans, sans tribunaux moraux installés à distance. La vérité d’un homme qui a choisi d’être là, et qui a payé.
Quelques semaines plus tôt, nous étions au musée de Yad LaBanim, à Daliyat al-Karmel. Nous y étions allés pour voir, mais on n’en ressort pas seulement avec des images : on en ressort avec une dette. Sur les murs, sur les panneaux, dans les couloirs silencieux, il y avait des visages, des noms, des dates. Des pères, des fils, des frères. Des jeunes hommes dont la vie s’est arrêtée pour que la nôtre continue. Les photos ne “racontent” pas : elles accusent. Elles accusent nos facilités, nos oublis, nos bavardages. Elles accusent surtout cette époque qui confond la solidarité avec le spectacle. Car là, au milieu de ces portraits, une chose devient évidente : ce peuple druze a lié son destin au nôtre, non dans les mots, mais dans le sang. Et ce lien, aucun discours venu de loin ne peut l’égaler.
C’est à partir de là que je veux parler. Avec une parole plus âpre, plus polémique, parce qu’il faut aujourd’hui arracher les masques. La solidarité est devenue un mot bon marché. Une monnaie usée, faite de gestes faciles : une vidéo, un drapeau, un slogan, une manifestation “correcte”, un selfie devant une ambassade, puis on rentre chez soi, comme si le réel n’était qu’un décor. Mais chez nous, et plus encore en Israël, la solidarité n’est pas une esthétique. Elle n’est pas une posture. Elle n’est pas un supplément d’âme de l’identité. Elle est une alliance, et une alliance se mesure au moment où il faut payer.
Je refuse donc d’accorder des indulgences. Ni à ceux qui vivent ici et remplacent la responsabilité par des déclarations, ni à ceux qui vivent à l’étranger et s’imaginent qu’un drapeau dans les rues de Paris ou de Washington tient lieu d’appartenance. Un drapeau est un signe ; une alliance est un destin. “S’identifier” est facile ; se lier par les actes est difficile. Celui qui ne porte pas les droits et les devoirs, celui qui ne connaît pas le poids des décisions, celui qui n’enterre pas ses fils, celui qui ne rentre pas chez lui avec une blessure ou un trou dans le cœur, ne peut pas parler de la même solidarité comme s’il s’agissait de la même chose.
Il y a, en Occident, un processus auquel nous ne devons pas nous habituer: l’érosion lente des identités, de la souveraineté, de la colonne vertébrale culturelle. Certains lieux sont conquis non par des chars, mais par les consciences : par la peur de dire vrai, par l’habitude de céder, par l’acceptation silencieuse d’un changement irréversible. On appelle cela “pluralisme”, “multiculturalisme”, “tolérance”, mais bien souvent ce n’est qu’une reddition. Et lorsque cette reddition rencontre Israël, elle exige de nous que nous nous excusions d’exister. Elle voudrait que nous cessiez d’être un peuple qui se défend. Elle remplace la réalité de la menace par une morale d’images. Elle nous demande d’être “bons”, c’est-à-dire impuissants.
Or la vérité simple, éclatante, embarrassante pour tous les hypocrites, c’est celle-ci : mes frères ne sont pas ceux qui agitent un drapeau de loin. Mes frères sont ceux qui sont ici, ceux qui ont noué leur destin au mien. Ceux qui ne “soutiennent” pas : ils vivent les conséquences. Ceux que l’on retrouve entre Jérusalem et Daliyat al-Karmel, entre le Carmel et Isfiya, entre Tel-Aviv et le Golan, entre le peuple d’Israël et les Druzes de Galilée, les Druzes du Golan, et même au-delà de la frontière, les Druzes du Sud de la Syrie. Ce sont des hommes sur qui l’on peut compter, parce qu’ils n’ont pas proclamé une alliance : ils l’ont signée de leur sang.
Car qu’est-ce qu’un “frère” dans une philosophie politique digne de ce nom? Ce n’est pas celui qui partage un mythe ; c’est celui qui partage des devoirs. Ce n’est pas celui qui s’enflamme pour l’identité ; c’est celui qui la porte quand elle devient lourde. La fraternité n’est pas une émotion : c’est un engagement. C’est comprendre que ma vie n’est pas séparée de la tienne, que mon avenir dépend de ta loyauté, et qu’au moment de vérité tu ne disparaîtras pas derrière un écran de mots.
J’écris ces lignes en période de Hanouka, et ce détail n’en est pas un. À Hanouka, l’ensemble des enfants d’Israël prononcent en Israël : « Nes gadol haya po », le miracle a eu lieu ici. Tandis que, dans la diaspora exilique, on dit : « Nes gadol haya sham », le miracle a eu lieu là-bas. Mais là-bas, c’est l’indéfini : un lieu auquel on n’appartient jamais tout à fait, précisément parce qu’il est là-bas. Un ailleurs, un substitut, un abri, parfois une illusion, mais jamais une terre de destin.
Dire « ici », au contraire, n’est pas une formule liturgique : c’est une confession politique et existentielle. Ici, c’est l’endroit où nous sommes, où nous appartenons, parce que nous y résidons, parce que nous y habitons, parce que nous y participons, parce que nous y combattons, parce que nous voulons, envers et contre tous les aléas de l’histoire, sauver ce devenir. Le miracle, lorsqu’il est dit ici, n’est pas un souvenir pieux : il devient une responsabilité. Il exige une fidélité qui n’a rien d’un drapeau brandi au loin.
Et c’est pour cela que l’officier druze venu témoigner ce matin, comme les visages du mémorial de Daliyat al-Karmel, vient trancher dans la confusion contemporaine. Il sépare le théâtre de la vie. Il sépare le commentaire du destin. Il sépare le “soutien” de la fraternité. Car eux ne parlent pas de solidarité comme d’une posture ; ils la portent comme un deuil, comme une cicatrice, comme une vérité. Ils crient : Israël vivra, Israël vaincra, mais ils le crient parce qu’ils y participent réellement, pour qu’Israël vive et qu’Israël advienne.
D’où l’accusation à laquelle on ne peut échapper : celui qui remplace l’alliance par la mise en scène, la responsabilité par la manifestation, la lutte pour la vie par un langage de “sensibilité”, celui qui parle au nom d’Israël mais vit loin du prix, n’est pas un frère. Au mieux, c’est un spectateur. Et parfois pire encore : il se prend pour la conscience morale de ceux qui combattent, sans porter ne serait-ce qu’un gramme du fardeau.
Je ne dis pas cela par mépris des Juifs de diaspora, ni pour nier leurs combats, leurs peurs, leurs fidélités possibles. Je dis simplement : ne confondons pas les plans. On peut aimer Israël de loin, on peut prier pour Israël de loin, on peut aider Israël de loin. Mais on ne peut pas exiger de définir Israël de loin. On ne peut pas parler de “même” solidarité quand on ne vit pas la même responsabilité. On ne peut pas imposer à ceux qui risquent leur vie une morale fabriquée par ceux qui ne risquent rien.
La fraternité véritable ne se fabrique ni dans les salons, ni dans les chancelleries, ni dans les cortèges confortables. Elle se forge dans la fidélité au réel. Elle se reconnaît à l’heure où la vie coûte. Elle est ce lien entre ceux qui se tiennent dans la même tempête, pas entre ceux qui la regardent depuis la rive.
Voilà pourquoi je dis, sans emphase mais avec une détermination entière : l’alliance vivante est ici. Nos frères sont ceux qui lient leur destin au nôtre. Ceux qui acceptent les droits et les devoirs. Ceux qui ont fait du “miracle ici” une tâche quotidienne. Ceux qui savent que si cette maison tombe, aucune “solidarité” n’aura le pouvoir de la relever.
Nous sommes frères non entre Paris et Washington, non entre un slogan et une photo. Nous sommes frères entre Jérusalem et Daliyat al-Karmel, entre la Galilée et le Golan, entre le quotidien de la souveraineté et le prix du sang qu’elle exige. C’est une amitié qui ne brille pas sur les plateaux : elle rayonne sur le terrain. C’est une vérité qui ne crie pas : elle tient. Main dans la main. Épaule contre épaule. Une alliance vivante.
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