Il est quatre heures du matin. Le silence m’enveloppe comme une couverture légère. La maison dort, les murs respirent doucement. Une veilleuse au loin, l’écran devant moi, pâle rectangle de lumière dans la nuit. C’est peu, et c’est immense. Il n’y a que cela : la nuit, moi, et la possibilité d’écrire.
Je suis assis là, dans ce clair-obscur, comme au bord de moi-même. Le monde extérieur s’est retiré, les obligations se sont tues, les voix se sont éloignées. Ne reste que ce battement intérieur, discret mais obstiné, qui me murmure : « C’est ton heure. » C’est dans ces instants suspendus que je sens le plus clairement que je peux plonger en moi, descendre sans masque dans les profondeurs de mon être, oser dire ma vérité, ma vérité à travers mon regard, mes sentiments, mes impressions.
J’entends, dehors, le frôlement fin de la pluie qui s’étale sur les parterres au pied de la maison. Quelques gouttes sur la terre, quelques gouttes sur les feuilles, une musique presque inaudible. Une voiture passe au loin, laisse derrière elle une traînée de bruit, puis disparaît. L’eau, le moteur, le silence qui se referme. Rien n’est oppressant, rien n’est lourd. Au contraire : tout semble me faire de la place. Le monde n’insiste plus. Il me laisse respirer.
Quelle joie intérieure, profonde, sans exagération, de pouvoir me mouvoir, pendant ces petites heures arrachées à la nuit, dans cette solitude où je ne compte plus que moi. Non pas un moi narcissique, gonflé de lui-même, mais un moi enfin disponible, débarrassé du vacarme, de la comédie, du rôle. Dans ce tête-à-tête fragile, je m’invite à parler. Je dis à cette voix qui se terre d’habitude : « Viens, c’est à toi. Prends la parole. Je suis prêt à t’écouter. »
Les mots arrivent d’abord à pas feutrés. Une phrase, puis une autre. Je ne sais pas encore où elles vont, ni ce qu’elles réclament. Je sens seulement qu’elles viennent de loin, de ces zones de mon histoire que le jour recouvre d’habitudes et de gestes automatiques. La nuit retire ces couches une à une, et sous les gestes routiniers, un être apparaît, un peu étonné d’être là, un peu méfiant, mais curieux de se reconnaître.
Ma vérité n’a rien de spectaculaire. Elle ne cherche ni à séduire ni à briller. Elle n’a pas le vernis des grandes formules qu’on lance en public. Elle est plus humble, plus tremblante. Elle respire dans les interstices : un regret qui revient, une douceur ancienne, une blessure jamais cicatrisée, une fidélité discrète. Elle ne demande pas une scène, elle demande une écoute. Elle ne veut pas le tonnerre des applaudissements, elle veut la lumière douce d’un écran à quatre heures du matin.
Écrire, pour moi, ce n’est pas arranger les choses, ce n’est pas polir ma vie pour la rendre présentable. C’est déposer ce qui est, tel que c’est. Les ratés, les lâchetés, les élans, les chutes, les recommencements. C’est accepter de me voir sans maquillage, d’accueillir en moi autant l’enfant tremblant que l’adulte fatigué, le rêveur têtu que le réaliste désabusé. C’est parfois douloureux, mais c’est une douleur qui libère, comme lorsqu’on enlève enfin une écharde restée trop longtemps sous la peau.
Dans ce dialogue avec moi-même, je demande à ma voix intérieure une seule chose : ne pas tricher. Elle a le droit d’être maladroite, confuse, en colère, tendre, hésitante. Mais je lui refuse le droit d’être fausse. Je préfère une phrase bancale mais juste à un discours brillant qui ment. Alors je la laisse venir comme elle peut, avec ses détours, ses répétitions, ses silences. Peu à peu, elle s’affermit. Les phrases cessent de tourner autour d’elles-mêmes, elles se plantent droit dans le cœur de ce que je ressens.
Je découvre alors que je n’écris pas seulement pour raconter. J’écris pour me rassembler. Chaque mot posé sur la page est comme un fragment de moi qui retrouve sa place. Des morceaux d’enfance, des éclats de mémoire, des peurs anciennes, des fidélités profondes : tout cela cherche à se rejoindre dans une forme qui me ressemble enfin. Le texte devient un miroir fragile où, pour une fois, je ne détourne pas le regard.
Le silence autour de moi n’est plus un vide. Il devient un espace habité. Une chambre intérieure où je peux m’asseoir en face de moi-même et dire simplement : « Voilà ce que tu es. Ni héros ni monstre. Juste un homme qui essaye de ne plus se mentir. » Je n’attends pas de miracle. Je n’espère pas effacer d’un coup les cicatrices, la fatigue, les contradictions. J’attends seulement ce moment précis où une phrase tombe juste, où un mot résonne comme une note exacte, et où je peux me dire : « Oui, là, c’est vraiment moi. »
La voiture s’est perdue dans la nuit, la pluie s’est adoucie jusqu’à se confondre avec le silence. Le monde continue de dormir, mais quelque chose en moi s’est réveillé. Je veille sur cette petite flamme têtue qui refuse de s’éteindre. Ce besoin de comprendre ce que je vis, de nommer ce que je traverse, de ne pas laisser ma vie filer sans en avoir, au moins un peu, répondu.
Alors je continue d’écrire. Je laisse venir les souvenirs, les élans, les colères, les pardons. Peut-être que personne ne lira ces lignes. Peut-être qu’elles resteront dans un dossier oublié. Peu importe. Ce qui compte, c’est qu’en cet instant précis, à quatre heures du matin, dans ce silence qui m’enveloppe, je m’accorde enfin le droit de me parler sans détour.
Et dans ce dialogue qui s’établit, je répète à cette voix que j’invite :
« Vas-y, parle.
Je suis là.
Je t’écoute. »
