Le pouvoir judiciaire peut empêcher l’exécutif de décider. Cette affirmation, en apparence technique, devient en Israël une clé de lecture du drame politique que nous vivons depuis des années. Ce n’est pas seulement un conflit institutionnel entre les branches du pouvoir, mais un combat existentiel pour la définition même de la démocratie israélienne. Depuis les années 1990, la Haute Cour d’Israël a accru de façon constante son emprise sur les décisions politiques. Tout a commencé avec la « révolution constitutionnelle » théorisée par Aharon Barak, alors président de la Cour suprême (HaMahapekha HaHoukhatit, 1992). Cette révolution s’est appuyée sur les lois fondamentales, notamment celle sur la dignité humaine et la liberté, adoptée en 1992, pour établir des normes quasi constitutionnelles. Il a également développé une jurisprudence audacieuse fondée sur des concepts vagues : raisonnabilité, proportionnalité et valeurs démocratiques. Ce pouvoir d’interprétation, justifié au départ au nom des droits de la personne, s’est transformé progressivement en droit d’annuler purement et simplement les décisions politiques. C’est ainsi que, en janvier 2023, la Cour a invalidé la nomination d’Aryeh Deri, élu et ministre désigné, au nom de la fameuse « raisonnabilité ». Elle a également censuré la réforme judiciaire portée par le gouvernement Netanyahou, qui visait à rééquilibrer les pouvoirs en limitant ce critère… au motif qu’elle menaçait les principes fondamentaux de la démocratie. Ainsi, le pouvoir judiciaire s’engage dans une boucle de justification automatique. Il se proclame seul gardien de la démocratie, ce qui lui permet de s’octroyer le pouvoir de bloquer toute réforme qui restreindrait ses propres prérogatives. Le juge devient juge de lui-même. Ce phénomène n’est pas exclusif à Israël. Dans les années 1920, Carl Schmitt (constitutionnaliste, théoricien et professeur de droit) et philosophe allemand) dénonçait déjà le risque de voir la démocratie « neutralisée » par la juridicisation du politique. Le droit devient alors une limite au débat plutôt qu’une condition pour son exercice. Hans Kelsen (juriste austro-américain, fils d’une famille juive de Bohême et de Galicie. Théoricien du droit, Il est le fondateur du normativisme et du principe de la hiérarchie des normes.), qui était pourtant favorable au contrôle de constitutionnalité, admettait dans La démocratie (1929) que le juge ne pouvait durablement remplacer la souveraineté populaire sans susciter une crise de légitimité. En effet, nous sommes témoins d’une transformation subtile. La légitimité découlant des élections est soumise à la supervision d’un pouvoir judiciaire autonome, non élu, dont les membres sont désignés par cooptation selon des critères souvent obscurs. On pourrait dire que le rôle du juge est de défendre les droits individuels contre les abus du pouvoir. C’est vrai, mais qui protège la majorité ? Qui s’assure que l’État ne soit pas paralysé par une caste de juristes qui ont échangé la souveraineté populaire pour une morale universelle ? Comme le soulignait Alexis de Tocqueville (magistrat, écrivain, historien, académicien, philosophe, voyageur, politologue, précurseur de la sociologie et homme politique français.), « la souveraineté du peuple ne doit pas être une fiction constitutionnelle, mais une réalité politique « . En Israël, cette souveraineté est réduite à une parenthèse électorale : on vote, mais ce qu’on décide peut être remis en question le lendemain par une décision de la cour. Ce problème est encore plus alarmant : la judiciarisation de la politique entraîne l’émergence d’un cléricalisme laïc, les juges deviennent des oracles, invoquant non pas des textes, mais des valeurs. Ils ne se contentent plus de dire le droit ; ils définissent ce qu’est la démocratie, ce qu’est une valeur juive, ce qui est moralement acceptable. Ainsi, le pouvoir acquiert une dimension morale, ce qui rend toute contestation impossible, or, c’est justement ce que dénonçait Julien Freund (philosophe, sociologue et résistant français.), à savoir « toute confusion entre le politique et la morale engendre la paralysie du politique, ou son travestissement en dogme ». En réalité, ce pouvoir judiciaire hypertrophié est le résultat de deux divorces historiques. D’une part, il y a le refus d’écrire une constitution claire définissant les responsabilités de chacun. D’autre part, il y a la persistance d’un modèle élitiste hérité du mandat britannique, selon lequel l’appareil étatique est toujours dominé par des élites juridiques, universitaires et médiatiques provenant d’un même milieu culturel. Ce n’est pas un hasard que, sur les questions constitutionnelles, la Cour suprême prenne toujours les mêmes décisions, orientées vers un libéralisme postnational, détaché de l’identité juive, hostile à l’affirmation souveraine, et aligné sur les standards européens. Cependant, la question va au-delà du conflit israélien : elle soulève une préoccupation universelle. Une démocratie peut-elle survivre si le peuple n’a plus le pouvoir de décider des enjeux majeurs qui le concernent ? Lorsque le pouvoir judiciaire dépasse en influence le pouvoir exécutif et que la loi prime sur la légitimité électorale, la démocratie s’étouffe sous le poids de la prudence excessive. Comme le souligne le philosophe Pierre Manent (Normalien, agrégé de philosophie, spécialisé en philosophie politique, assistant de Raymond Aron au Collège de France.), « la démocratie ne consiste pas à éviter de prendre des décisions, mais à permettre au peuple de décider par lui-même. » Israël se trouve à un carrefour crucial aujourd’hui. Nous pouvons continuer à descendre la pente d’une démocratie procédurale vide, dans laquelle une cour qui ne rend compte à personne ne bloque, ne suspend ou ne pénalise constamment les décisions politiques. Ou bien, nous pouvons avoir le courage politique de réaffirmer un principe simple : dans un État démocratique, les tribunaux interprètent la loi, mais ils ne la créent pas, et ils ne dirigent pas. Autrement, c’est la souveraineté populaire qui s’avère illégitime. Nous n’avons pas rebâti Jérusalem comme un quartier résidentiel pour étudiants de Harvard. Le droit doit effectivement protéger les libertés. Cependant, il ne doit pas servir de carcan à la volonté nationale. De plus, si le gouvernement élu qui prend les décisions doit être préféré au gouvernement non élu qui les bloque, alors opter pour le gouvernement élu, c’est encore choisir la démocratie. Merci à notre peuple si résilient, car, si jamais il perdait patience et descendait dans la rue, je ne donnerais pas cher de l’avenir du progressisme en Israël !