«Wokisme»: quelle est cette pensée qui phagocyte la scène publique ?
« Woke », « wokisme », « cancel culture »: des vocables originaux omniprésents sur les chaines d’infos et le discours politique.
Mais de quoi s’agit-il exactement ?
J’essaierais, à travers 3 textes différents, d’expliquer puis d’analyser ce phénomène.
Que signifie réellement « woke » dans la culture d’aujourd’hui ?
Ce que les gens entendent réellement par «woke» semble moins clair que jamais, au fur et à mesure de son utilisation.
L’Oxford English Dictionary (OED) rappelle sa première formulation, dans un article du New York Times magazine en 1962, intitulé «If You’re Woke You Dig It» (si vous êtes éveillé vous pigez) par le romancier afro-américain William Melvin Kelley.
La «culture woke» est passée de la culture noire à Internet et aux actualités grand public grâce à des mouvements sociaux, tels #Blacklivesmatter et #MeToo. Elle est aussi étroitement liée au débat mondial sur les thèmes de la diversité, de l’équité et de l’inclusion.
Si vous n’étiez pas reclus dans une grotte lointaine, ou juste hors des réseaux sociaux, vous avez probablement vu ou entendu le slogan «woke» utilisé comme adjectif – comme dans « stay woke » (restez éveillé).
Mais que veut-il dire précisément ?
Réponse de l’OED: Toute personne doit s’éveiller face aux problèmes de l’injustice sociale. Il inscrit officiellement cette définition en juin 2017, citant le mouvement ‘Black Lives Matter’ (BLM) et les paroles de la chanson «Master Teacher» d’Erykah Badu (en 2008) comme catalyseurs de la popularité de cet appel au cours de la dernière décennie. Le refrain répète inlassablement «Je reste éveillé» (I stay woke), il deviendra le porte-drapeau d’un nouveau militantisme.
Au milieu du 20e siècle, «woke» s’est étendu au sens figuré, définissant «l’être conscient» ou «bien informé» des cadres politiques ou culturels.
Au cours des années 90, le concept se vit transféré vers un usage plus ordinaire, une nuance singulière, une alerte à la discrimination et à l’injustice raciales ou sociales. Ce sens vient principalement de l’’anglais vernaculaire afro-américain’ (AAVE).
«Rester éveillé» est devenu un mot d’ordre dans certaines communautés noires, plus conscientes d’elles-mêmes, remettant en question le paradigme dominant et recherchant quelque chose de mieux.
Suite à son utilisation dans les mouvements noirs militants, il ne sera plus, seulement, ce terme signifiant une prise de conscience de l’injustice ou des tensions raciales, mais deviendra une source d’activisme.
Les militants se sont ‘réveillés’ et appellent les autres à ‘rester éveillés’.
Il s’agit d’un individu pensant par lui-même, considérant la xénophobie, le sexisme et le refus des différences comme dommageables pour notre vie quotidienne.
#StayWoke accompagne souvent les publications sur les réseaux sociaux quant aux brutalités policières, au racisme systématique et au complexe pénitentiaire industriel. Il faut penser de manière critique, avec «l’intersectionnalité » au cœur de son manifeste.
L’intersectionnalité, ou intersectionnalisme, est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société.
Il faut voir comme un signe de grâce que l’on puisse reconnaitre les choses qui sont systématiquement mauvaises dans la société et les interpeller pour mieux les réparer.
Certains conseillent la prudence, être éveillés, mais attentifs, le « wokisme « de nos jours peut diviser!
Selon ses détracteurs, la lutte contre les discriminations peut prendre des formes extrêmes, qui peuvent elles-mêmes constituer une discrimination.
Le néologisme «woke capitalism» fait référence aux tentatives des entreprises de montrer leur soutien aux causes progressistes. La question est de savoir si elles travaillent véritablement pour la justice sociale et le bien-être ou si elles exploitent simplement de bonnes intentions à des fins lucratives.
Ce concept prêché n’est peut-être pas réellement pratiqué, c’est du moins la perception de nombreux consommateurs. C’est là qu’intervient le concept de «woke washing».
Son équivalent, « purpose washing », directement inspiré de celui de «green washing», désigne une pratique publicitaire, ou communicationnelle, par laquelle une marque revendique un engagement pour une cause, cet engagement déclaré ne se traduira pas réellement dans les faits.
Perçu en tant que tel par les consommateurs, le «woke washing» peut s’avérer négatif pour la marque. Cela peut «à minima» nuire à l’efficacité de la campagne, mais aussi détériorer l’image de l’annonceur qui passe, alors, pour un «opportuniste intéressé» et peut faire parfois l’objet d’une mauvaise publicité.
Il fait référence à des expressions précédentes telles que « blanchiment »: c’est-à-dire masquer ou dissimuler quelque chose qui est immoral, illégal ou autrement mauvais.
«L’éco-blanchiment» sont des comportements, ou des activités, faisant croire qu’une entreprise agit davantage pour protéger l’environnement qu’elle ne le fait en réalité.
Un peu de littérature comparée pour se distraire dans ces fourbis!
«Woke» et « cool » sont tous deux des termes d’origine afro-américaine.
«Cool» est même entré dans le vocabulaire courant de langues autres que l’Anglais.
«Woke» n’est devenu populaire qu’au cours de la dernière décennie et reste associé à un programme progressiste de gauche, au féminisme et à l’environnementalisme.
Être «éveillé» signifie être conscient des problèmes concernant la justice sociale et la justice raciale.
«Woke» et «cool» sont similaires dans la mesure où ils ont tous deux émergé dans un contexte de tensions raciales. De plus, tous deux tentent d’échapper à une culture et à un mercantilisme dominés par les médias. Être «cool» ou «éveillé» signifie être non-conformiste et certainement contraire à l’esprit obtus ou borné.
La montée du «woke» s’est produite lors du déclin du «cool» et on est tenté de voir le «woke» comme un nouveau «cool». Dans un monde où ce dernier était devenu une valeur commerciale, le «woke» semblait être un substitut logique capable de retrouver l’objectif initial du cool et non un produit de centre commercial.
Il fallait inventer quelque chose de plus rebelle.
Vers la fin des années 1990, le «cool» s’est répandu si rapidement sur Internet qu’il n’était tout simplement plus «cool» d’être «cool».
La vulgarisation s’est faite si vite que le cool n’avait plus aucune valeur d’unicité. Dans ce contexte, la tentation était forte de remplacer «cool» par «woke».
Cependant, il ne pouvait remplacer «cool» puisqu’il signifiait tout le contraire.
Woke est un activisme alors que cool est le pacifisme par excellence.
Woke et cool sont certes conscients des mêmes défauts sociétaux, mais ils ont des approches différentes pour les gérer. Cool est non seulement apolitique, mais aussi cynique et totalement opposé à la moralisation et à la politisation des questions sociales.
C’est vrai, en rejetant la société de masse et son agenda conformiste, le beatnik cool a fait une sorte de déclaration politique, en principe, cool ne définit pas sa position en termes éthiques.
Le « coolness » s’est développé comme une attitude comportementale pratiquée par les hommes noirs, aux États-Unis, pendant l’esclavage, développant des expressions telles que le détachement émotionnel, la retenue, l’indifférence et l’ironie. Comme «woke», cool résiste à l’oppression, mais il ne le fait pas par une protestation ouverte. Il invente un style très personnel et légèrement subversif. Ce style est avant tout esthétique; les convictions éthiques ne sont pas explicitées. Il y a, dans ce détachement, une rébellion, mais le résultat de celle-ci n’est pas une éthique simple et formelle, c’est plutôt un mode d’esthétisme complexe, basé sur le principe de la séduction et de la transgression.
L’ambiguïté et l’équilibre restent importants.
Cool n’est jamais exagéré car cela irait à l’encontre de sa propre définition.
Woke et cool sont tous deux en contradiction avec une société hautement compétitive, mais cool essaie de ralentir tandis que woke pousse à des réformes rapides. Du coup, le cool échappe à l’anxiété, alors que « woke » devient de plus en plus anxieux.
L’esclave cool de l’Alabama, qui provoquait son maître avec un mélange ambigu de soumission et de provocation, ne pouvait pas se permettre d’être «woke». Cela l’aurait conduit à une fin tragique et pathétique, le contraire absolu de «cool». Le drame devait être évité à tout prix, et il était préférable de le faire par un jeu cool. L’éthique, le bien et le mal, le vrai et le faux, le correct et l’incorrect, ne sauraient être utilisés comme des catégories abstraites.
Il fallait accepter que le bien et le mal émergent dans des contextes concrets où l’on devait les traiter de manière ludique et être tournés à son propre avantage. Cool a permis de tels rebondissements.
Les temps ont changé depuis.
Mais cela signifie-t-il automatiquement la fin de vie du «cool» face au plein de devenir du «woke» ?
L’insistance plus pharisaïque (hypocrisie, ostentation de la vertu et de la piété) sur le bien et le mal est-elle la suite logique du cool incompréhensible ?
Le mouvement nonchalant, mais fluide, a-t-il perdu toute sa valeur et doit-il être remplacé par un engagement éthique vocal ?
L’itinérance esthétique doit-elle se transformer en militantisme éthique?
Cela n’en découle point.
D’abord, le pacifisme ne peut jamais être remplacé par l’activisme. Deuxièmement, le flegme, le style et la séduction ne peuvent être remplacés par le puritanisme.
Au contraire, je crois qu’aujourd’hui, le cool s’impose plus que jamais comme une force capable de réduire l’exigence exacerbée d’éthique et de dépolitiser les questions sociales et culturelles.
Nous avons besoin de moins de réformisme, de moins d’appels moralistes, de moins de choix et plus de déconstruction ironique, plus de provocation, plus de subversion. De nombreuses discussions sont surchauffées et doivent être refroidies.
«Woke» fait le contraire.
Le détachement n’est pas très apprécié en tant que valeur, c’est pourquoi le sens originel de «cool» semble avoir disparu de l’esprit des gens. Ils croient qu’ils sont cool parce qu’ils sont réveillés. Les militants réduisent le monde à des règles, des codes et des idéologies, qui transforment l’équivoque en explicite.
Cependant, et seulement en étant détaché, on découvre que le monde est plein d’ambiguïtés.
On découvre que l’on peut le changer par la réforme éthique, mais aussi, par le style et le jeu. L’arme principale de Cool est un jeu fluide qui attire les gens parce qu’il est fascinant; cool n’insiste jamais pour que les gens adhèrent aux règles correctes.
La seconde partie traitera de la « cancel culture »
Rony Akrich