Pourrait-on appréhender la « Meguilat Esther » comme la chimère d’un pouvoir juif rédigé à une époque de complaisance juive exilique?
L’auteur raconte en fait deux histoires en parallèle:
La principale nous relate comment les Juifs de diaspora sont devenus les victimes des caprices du pouvoir, puis, dans l’épilogue « bienheureux », les voici devenus de piteux ‘victorieux’.
L’autre est une histoire de femmes poursuivant un parcours similaire où tout débute par une épouse bannie quand elle refuse d’obéir à son mari et tout se termine par une épouse entendue et dotée d’un pouvoir important.
Dans les deux récits, des décrets sont émis et menacent les droits de tout un groupe – les Juifs et les femmes. Les deux édits sont finalement mis au rebut grâce à la ruse et le courage d’Esther et de Mordechaï.
Pourtant, un seul de ces bouleversements salvateurs est célébré dans la stricte observance religieuse et folklorique de Pourim.
Toutefois, une nouvelle tradition est venue s’associer, ces dernières années, aux festivités populaires: les oriflammes d’Esther/Vashti. Ce fanion revendique, et encourage les communautés à célébrer et à explorer aussi, plus en profondeur, l’autre récit consigné dans la ‘Meguila d’Esther. Il exige à la fois mémoire et réflexion quant à l’exemplarité et la persévérance de ces femmes, une opportunité, pour tous, d’honorer leur engagement salutaire face à l’ignominie de masculins exacerbés.
La lecture du parchemin est l’un des rituels de Pourim. C’est au cours de sa récitation que l’on nous invite à l’incivilité dès le nom de l’exécrable Haman prononcé. Ayant fait des Juifs les dindons de sa farce macabre, il devient le démon de l’histoire. Les bruits assourdissants des crécelles sont destinés à noyer son nom dans le brouhaha de la foule enfantine. Toute la congrégation affirme, à haute et intelligible voix, le rôle éminent de Mordechaï. Elle récite, à différents moments, quatre versets du parchemin le concernant. Ces deux coutumes – la crécelle et la récitation des quatre versets – servent à signifier usuellement les personnages d’Haman et de Mordechaï, comme acteurs principaux de l’épopée.
À ce jour, les traditions et symboles associés à Pourim n’évoquent ni Esther ni Vashti. La crécelle et son écho tapageur participent, entre autres, au Pourim festif, ils servent à éliminer la présence du monstrueux Haman. De manière sous-jacente aussi la haine et, parfois, l’apologie des représailles violentes sont au centre des célébrations de Pourim. Même si le but de la crécelle est de noyer le nom d’Haman, en réalité, il banalise son omniprésence dans le sanctuaire. La synagogue est un lieu où enfants et adultes sont généralement appelés à écouter. Tout d’un coup, à Pourim, nous sommes autorisés, voire encouragés, à faire tellement de bruit qu’un certain nom ne pourra être entendu.
L’un des commandements du jour est de devoir saisir chaque mot de la ‘Meguila’, cependant l’usage de la crécelle remet en cause celui-ci, soudain le crissement est plus satisfaisant que l’écoute. Comparé au Shofar (corne de bélier) qu’il nous est commandé d’entendre à Roch Hachana et de son signifié: le temps de l’éveil, du rassemblement et de la proclamation de la liberté, la crécelle, elle, est un son négatif, l’opposé de l’entendement.
Conçu à Pourim 2009, le récent «fanion d’Esther et Vashti» est agité, dans certaines communautés, lors de la lecture du livre d’Esther. Auditeurs et auditrices brandissent le drapeau chaque fois que les noms des deux femmes sont entendus. Il offre une lecture contemporaine et féministe de la Méguila et invite à poser des questions, à proposer une nouvelle interprétation du rôle des femmes en son sein. Les drapeaux ont deux visages.
Qui est Esther ? Qui est Vashti ?
Qui est le sujet de l’intrigue ? Qui en est l’objet ?
Nul ne le sait !
Ils offrent aux deux figures féminines une place égale et presque symétrique. Les changements de couleur et de texture permettent à chaque spectateur de parfaire l’histoire. Ils comportent des orifices au niveau des yeux, rappelant ainsi les masques de carnaval existant dans d’autres cultures, ils portent en eux un tant soit peu de mystère et de sens.
Ils nous proposent une opportunité: bien plus que corriger notre vision historique, faire de l’activisme féminin un élément probant. En agitant ces drapeaux, à la gloire de Vashti et d’Esther, nous attirons la réflexion obnubilée de Pourim vers d’autres pôles. Nous n’avons plus besoin d’accepter uniquement l’opposition du «juste Mordechaï» et du «maudit Haman » comme seule histoire de Pourim ou de l’expérience juive. En nous concentrant sur nos deux héroïnes, mais aussi sur nos deux heros, il devient possible de raconter une histoire plus complète et complexe, une histoire qui inclut les expériences des femmes et une histoire qui honore l’éventualité d’une alliance potentielle entre Juifs et non-juifs.
En plaçant ces deux femmes sur le même drapeau, nous nous mettons également au défi d’aller au-delà de la dichotomie, mauvaise reine/bonne reine (bonne féministe/mauvaise féministe) et d’embrasser un plus large éventail de possibilités pour le leadership des femmes. Une grande partie de la tradition interprétative juive perçoit Vashti comme la reine détestable et Esther comme la courageuse.
Puis, aux premiers jours du féminisme juif, la première fut ressuscitée, voire célébrée pour son défi ouvert au roi et la puissante défense de son corps et de sa sexualité.
Sans surprise, alors que sa popularité augmentait, la seconde tombait en disgrâce.
Les féministes n’étaient pas sûrs de pouvoir accepter deux modèles différents de femmes puissantes. Pour certaines, Esther est soudainement devenue un symbole négatif pour toutes les femmes qui utilisent leur sexualité, apprécient leur beauté, craignent la confrontation et restent mariées au pouvoir. Ces interprétations d’Esther ont minimisé son courage en affrontant directement Assuérus et Haman, et en dévoilant sa Judéité après des années à cacher son identité.
Elles ignorent également le rôle remarquable d’Esther comme innovatrice de l’action rituelle communautaire lors de son appel à un jeûne public.
Avec ces drapeaux de Pourim, nous espérons nous éloigner des paradigmes de la bonne/mauvaise « fille » et de la bonne/mauvaise féministe pour explorer, à travers l’art et notre expérience, la relation entre Esther et Vashti et tout ce qu’elles viennent symboliser.
Les célébrer nous donne, aussi, un moyen rituel d’équilibrer l’antagonisme inspiré par Haman avec une célébration de tout ce que nous avons à gagner en écoutant et pas simplement en effaçant.
Vashti n’est pas mauvaise comme Haman ou sotte comme Assuérus.
C’est une femme non juive qui, en raison de sa propre souffrance aux mains des plus puissants, a beaucoup en commun avec Mordechaï et Esther et peut donc servir, sur le plan narratif et symbolique, d’enseignante, de modèle et d’alliée.
J’ai commencé ce texte en soulignant que la Meguilat Esther a été considérée comme un fantasme du pouvoir juif, émergé à une époque d’impuissance juive. Mais, aujourd’hui, la souveraineté des Hébreux est sans précédent depuis l’indépendance de l’État d’Israël, nous avons donc besoin de moyens rituels différents afin de comprendre le sens de cette fête dans notre contexte.
Nous ne pouvons ignorer le fait qu’Esther demandera au roi un jour supplémentaire afin de permettre aux Juifs de poursuivre et, ainsi, éliminer leurs ennemis encore vivants (Esther 8.11, 9.13).
Alors que nous brandissons fièrement un drapeau portant son nom !
Nous devons nous mettre au défi de trouver une façon de célébrer le pouvoir d’Esther sans nécessairement endosser la violence qu’elle autorise. C’est peut-être une autre raison de l’association d’Esther et de Vashti – une fois que nous relions les histoires de ces reines, juive et non juive, nous sommes sur le point de reconnaître les destins liés de leurs peuples. Lorsque nous unissons Esther, la reine puissante à la fin, avec Vashti, absente finalement de l’histoire et donc impuissante, nous pouvons commencer à saisir la nécessité d’équilibrer le besoin d’exercer le pouvoir avec le besoin de le partager.
Il est temps pour nous de faire de la place dans nos mythes, et dans nos communautés, à plus d’un modèle de leadership.
Il est temps pour nous d’apprendre à la fois d’Esther et de Vashti, à la fois des femmes juives dans nos textes et des femmes (et hommes) non-juifs.
Il est temps de célébrer le pouvoir des femmes et de remettre en question la manière dont nous l’avons exercé sur les autres.
Enfin, avec humour et conviction profonde, il est temps pour nous d’appréhender la fête de Pourim et de l’utiliser, à travers un nouveau rituel, pour raconter à notre communauté une nouvelle histoire sur nous-mêmes, ce que nous apprécions et ce que nous devons faire pour construire un monde meilleur !
Rony Akrich