Les stoïciens [une école de philosophie grecque fondée par Zénon de Citium vers 300 avant notre ère] croyaient sans broncher en une chaîne causale universelle appelée «heimarménè». Ce qui est apparemment sans cause ne l’est que du point de vue de notre gamme limitée de connaissances. Tout le processus délibératif de l’homme est donc également soumis au lien causal.
Mais une distinction importante est alors établie entre « heimarménè », qui constitue la cause immédiate de l’action humaine [l’occasion déterminée d’une activité qui échappe au contrôle humain], et notre psychisme intérieur, qui constitue la cause principale d’une telle action [qui est unique à chaque personne et soumise à sa volonté]. Cette distinction souligne notre autonomie relative. En fin de compte, tous les facteurs du processus de délibération humaine sont déterminés, mais le stoïcien embrasse joyeusement et avec enthousiasme son destin, se contentant de la capacité de participer consciemment aux processus qui déclenchent l’action.
Bref, dans le cadre d’une théorie de la liberté relative (ou « soft determinism », selon l’expression de William James), les concepts de déterminisme et de prédestination peuvent librement coexister avec celui de volontarisme. Dieu peut être envisagé comme prédéterminant la nature humaine pour inclure le pouvoir de choix délibératif, bien qu’auteur souverain de la nature humaine, il détermine aussi son mode de fonctionnement et par conséquent tout ce qui en résulte.
Cela n’a pas particulièrement dérangé la plupart des écrivains anciens, cependant, que Dieu soit ainsi responsable en dernier ressort de la délinquance morale humaine et des châtiments qui l’ont suivi. Ils ont simplement accepté cette dure réalité comme faisant partie du mystère divin. Ce n’est que sous l’impact de catastrophes extraordinaires que leurs concepts de liberté et de prédestination se sont décollés et ont nécessité des interprétations nouvelles et plus subtiles pour les reconstituer.
Après avoir esquissé l’ancienne perspective sur la liberté humaine, nous pouvons maintenant facilement déterminer le point de vue rabbinique. Suivant les traces de l’Écriture mosaïque, les rabbins souhaitaient seulement mettre l’accent sur la responsabilité morale humaine sans compromettre le pouvoir déterminant de la providence divine. À cette fin, ils ont enseigné une doctrine de la liberté à peu près équivalente à la théorie du libre arbitre relatif trouvée dans la philosophie grecque antique.
Ils étaient pleinement attentifs à la détermination divine ultime du caractère humain, et ils n’ont pas tenté de diminuer son mystère essentiel. Un midrach tardif, par exemple, a mis dans la bouche de Caïn la critique suivante : « Maître du monde, si je l’ai tué [Abel], c’est toi qui as créé en moi le Mauvais Yetser [pulsion]… C’est toi qui l’as tué » (Tanhuma bereshit 9b).
Dans une tentative plus pointue de localiser la source des motivations humaines en Dieu, les rabbins ont plaidé en faveur des frères de Joseph : « Quand tu as choisi, tu les as fait aimer ; quand tu as choisi, tu les as fait haïr » (Bereshit Raba 84 18).
Élie, aussi, a parlé avec insolence vers le ciel, disant à Dieu, « Tu as ramené leur cœur à nouveau », et Dieu a avoué plus tard qu’Élie avait raison (Talmud Berakhot 31b. Bereshit Raba 34.10). Une critique similaire est exprimée avec une monotonie presque constante par l’auteur de [l’œuvre apocalyptique] IV Ezra : « Ceci est mon premier et mon dernier mot ; mieux aurait-il été que la terre n’ait pas produit Adam, ou bien, l’ayant une fois produit [pour toi] de l’avoir retenu de pécher » (IV Ezra 7:116).
Bien que la déclaration de Rabbi Hanina ben Hama, un amora d’Israël de première génération selon laquelle « tout est entre les mains du ciel sauf la crainte du ciel » (TB Berakhot 33b. Niddah l6b) a parfois été interprétée comme impliquant une liberté, une absolue volonté, il est fort peu probable que cette interprétation soit correcte. Le rabbin Hanina voulait probablement exprimer que la providence de Dieu dans tous les autres aspects de la vie humaine implique des conseils directs et parfois même une intervention, cela ne s’applique pas aux délibérations morales humaines, qui dépendent en fin de compte des dotations spirituelles initialement accordées à une personne par Dieu.
De plus, le célèbre paradoxe de Rabbi Akiva qui affirme que « tout est prévu [par Dieu], mais l’homme a la capacité de choisir librement » (Avot 3:15) – ou, comme l’a dit Joseph Flavius, « d’agir correctement ou autrement est, pour la plupart, entre les mains de l’homme, mais dans chaque action le destin coopère » (Guerres 2, 162 163). C’est sans aucun doute une version juive du paradoxe stoïcien bien connu selon lequel, bien que tout soit en accord avec Heimarmene, l’initiative humaine demeure néanmoins en notre Pouvoir.
Le monothéisme biblique, qui tendait à subordonner le monde naturel tout entier au pouvoir souverain de Dieu, était inéluctablement conduit à attribuer même la sphère psychologique humaine à l’action divine qui détermine tout.
Le Dictionnaire des Concepts définit ainsi le Destin : « Force de ce qui arrive et qui semble nous être imposé sans qu’aucune de nos actions n’y puisse rien changer ». Cette idée correspond à une option philosophique fondamentale selon laquelle un seul cours des événements serait possible. Plusieurs doctrines ont donné corps à cette thèse, elles définissent, de cette façon, autant de rapports possibles du sujet à son histoire.
L’école mégarique (école de philosophie grecque fondée entre les 5e et 4e siècles av. J.-C., qui tire son nom du lieu d’origine de son fondateur, Euclide de Mégare. Ses membres se réclament des enseignements de Socrate.) a développé une doctrine que l’on peut qualifier de fatalisme logique. Celle-ci introduit l’idée d’une nécessité du cours événements, nécessité comprise au sens modal, et non seulement comme une force supérieure contraignante, comme cela était le cas dans la langue poétique et dans les représentations mythologiques du destin. « Diodore Kronos », avec son « argument dominateur », réduit la notion de possible à ce qui est ou sera effectivement, dès lors il n’existe qu’un seul cours possible des événements qui, lorsqu’il est réalisé, s’avère nécessaires, sa négation étant impossible.
Épicure dans « la Lettre à Ménécée » (134) critique une autre conception du fatalisme qu’il appelle le « destin des physiciens » et qu’il juge pire que les superstitions mythologiques. Un fragment de son « De la Nature » (34, 26-30) montre qu’il dénonce par là une dérive de la physique démocritéenne (dont il se réclame par ailleurs) qui consiste à nier l’idée de responsabilité en affirmant que nos choix découlent du mouvement des atomes qui nous composent. Cette conclusion, pour Épicure, sape les fondements de l’éthique et de la tranquillité de l’âme.
Le « fatum stoicum » n’est pas une puissance irrationnelle, mais l’expression de l’ordre imprimé par la Raison — le Logos — à l’univers. Cicéron le définit ainsi dans son traité « De la divination »:
« J’appelle destin (fatum) ce que les Grecs appellent « heimarménè », c’est-à-dire l’ordre et la série des causes, quand une cause liée à une autre produit d’elle-même un effet. (…) On comprend dès lors que le destin n’est pas ce qu’entend la superstition, mais ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver. »
Le « fatalisme moderne » désigne des penseurs matérialistes, tels que La Mettrie et d’Holbach, qui soutiennent que tous les événements découlent nécessairement de la somme des causes physiques qui les ont précédés. Une telle conception s’apparente plus au destin, à partir du 19e siècle le déterminisme en fera ses choux gras.
Je conclurais avec l’éminent Fréderic Nietzsche qui évoque de même la destinée sous le concept « d’amor fati dans Ecce Homo » : il soutient notamment que l’homme ne doit pas accepter l’inéluctable passivement, ou se résigner au fatalisme, mais doit plutôt accueillir le cours des événements auxquels il a participé en dehors de toutes considérations idéalistes, morales et religieuses afin de se surpasser.
Rony Akrich