MANIFESTE CONTRE LA TYRANNIE DE L’ÉMOTION  par Rony Akrich

by Rony Akrich
MANIFESTE CONTRE LA TYRANNIE DE L’ÉMOTION  par Rony Akrich

Penser dans le tumulte, discerner malgré les cris

Réagir avec ses tripes, c’est livrer au monde un cri, non une pensée. Le cri peut être juste, mais il ne fait pas justice. Il peut troubler, parfois éveiller, mais il ne construit rien. Dans l’ère du commentaire immédiat, de l’indignation virale et du pathos triomphant, l’émotion a supplanté le discernement. 

La citation « ceux qui se laissent conduire par l’émotion ne savent pas ce qu’ils veulent » est une interprétation courante de la pensée de Spinoza, bien qu’elle ne soit pas une citation directe de son œuvre. Spinoza, dans son Éthique, explore la relation entre les émotions et la raison, suggérant que les émotions, lorsqu’elles ne sont pas comprises et maîtrisées, peuvent nous conduire de manière impulsive et nous empêcher d’agir de manière réfléchie. L’émotion est nécessaire, mais elle n’est jamais suffisante. Elle est la flamme, non la boussole. Penser exige un détour. Il faut quitter l’écho de soi pour regarder le monde autrement. Ce détour, réflexion, analyse, contextualisation, demande un effort, un entraînement de l’intelligence, une volonté de ne pas se contenter de sentir.

Et pourtant, dans les rues comme sur les réseaux, ce sont les slogans qui gouvernent. « La paix maintenant. » « Ramenez-les tous. » « Halte a la guerre. » « Stop à la haine. » Autant d’injonctions morales, brèves, catégoriques, qui dispensent de penser. Le slogan ne propose pas, il impose. Il écrase les nuances, court-circuite le réel, remplace la complexité par une injonction. « La paix maintenant », mais avec qui? « Ramenez-les tous », mais à quel prix? « Halte a la guerre », mais qui continue de tirer dans le silence de l’autre? Orwell disait que les slogans politiques sont des mensonges condensés. Leur force est leur brièveté, leur faiblesse aussi : ils frappent vite, mais n’atteignent rien de profond. Ils remplacent la réflexion par l’émotion instantanée, la stratégie par l’apaisement immédiat, la vérité par le confort moral.

Nous vivons sous le règne du maintenantisme, cette tyrannie de l’instant qui exige que tout s’accomplisse immédiatement, sans délai, sans médiation, sans complexité. « La paix maintenant », « Ramenez-les tous maintenant », « Cessez-le-feu maintenant », autant de cris d’enfants adressés à un monde d’adultes. Mais la réalité ne se plie pas aux caprices de l’instant. Elle résiste, elle oblige à penser, à négocier, à endurer. Le maintenantisme est une forme d’infantilisme politique : il veut tout, tout de suite, comme si la maturité consistait à pleurer plus fort pour obtenir raison. Or, comme l’écrivait Hegel, « le vrai est le tout », et le tout ne se révèle qu’à travers le temps, la contradiction, l’histoire. Céder au maintenantisme, c’est renoncer à la temporalité du réel, c’est croire qu’un slogan peut conjurer des siècles de conflits, qu’un vœu peut faire taire la guerre. Le monde adulte, le monde réel, exige autre chose : du courage intellectuel, une lucidité tragique, une fidélité à long terme. C’est cela que nous appelons ici : sortir de l’infantilisme du tout de suite pour retrouver la noblesse du discernement et la force du temps long.

Dans ses écrits philosophiques, Michel Onfray n’a cessé de dénoncer cette dictature du pathos. Dans nos démocraties essoufflées, ce ne sont plus les idées qui guident les peuples, mais les affects recyclés chaque soir par la presse et amplifiés par les réseaux. L’émotion devient marchandise : elle fait vendre, elle rassure, elle crée du consensus mou. « L’émotion est le stade infantile de la pensée », écrit Onfray. Et cette infantilisation devient collective. Nous sommes sommés de réagir, jamais de réfléchir. Nous sommes pressés de ressentir, pas de comprendre. Or la pensée véritable ne s’inscrit pas dans l’instant. Elle réclame une élévation, une lenteur, une mémoire.

Il nous faut des peuples qui pensent, pas seulement qui souffrent. Des nations qui analysent, pas seulement qui accusent. Des consciences qui posent les bonnes questions, même si elles dérangent. Penser contre l’émotion n’est pas se couper de l’humain. C’est au contraire en respecter la profondeur. La compassion sans connaissance devient cruauté. La justice sans prudence devient injustice. La paix sans lucidité devient capitulation. Il ne suffit pas de vouloir le bien pour faire le bien. Encore faut-il, comme l’enseignait Maïmonide, le vouloir dans le bon ordre, au bon moment, par les bons moyens. Sinon, le bien mal pensé devient complice du mal bien organisé.

Israel, mon frère, ma sœur, tu ne vis pas dans les livres, mais dans l’alerte. Tu entends les sirènes, tu connais les visages des otages, tu marches dans un pays endeuillé, attaqué, accusé. Tu vis le réel. Et c’est justement parce que tu vis le réel que tu ne dois pas laisser l’émotion penser à ta place. Les slogans qu’on t’impose depuis l’étranger ne portent pas ta douleur. Ne te laisse pas coloniser par des mots qui ne savent rien du sang versé ici, des dilemmes terribles, des équilibres fragiles entre éthique et stratégie. Refuse de te plier aux injonctions moralisatrices. Refuse d’être réduit à l’alternative fausse entre l’inhumain et le sentimental. Reprends en main la pensée hébraïque — cette pensée qui ose affronter le tragique sans se réfugier dans l’angélisme. Israël n’est pas un slogan. Israël est une conscience historique, une voix debout dans le désert des peuples, un discernement né de la souffrance et de la promesse.

Ce manifeste appelle à la réhabilitation du jugement, du discernement, de la pensée lente et forte. Nous ne voulons pas être gouvernés par les émotions collectives. Nous voulons une société adulte, capable de décider en pesant le réel, non en le fuyant dans des larmes faciles. Pensons. Résistons à la simplification. Cultivons la complexité. Israël, comme toute nation libre, ne survivra pas par ses affects, mais par sa fidélité lucide à elle-même. C’est cela être vivant. C’est cela être libre. C’est cela être Israël.

Related Videos