Retour vers un être oublié, l’hébreu! Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Retour vers un être oublié, l’hébreu! Par Rony Akrich

Sur le plan social, le prophète Amos retrouve les accents d’un Nathan et d’un Elie, lorsqu’ils font le procès de la criminelle injustice de David ou d’Ah’av. Mais une tonalité nouvelle surgit qui fait d’Amos le véritable initiateur du prophétisme social. Avant lui, en effet, la critique prophétique s’exerçait à l’occasion d’un événement individuel et limité : meurtre d’Urie, assassinat de Nabot. Avec Amos, c’est toute une société qui est mise en cause. Le réquisitoire d’Amos est collectif : il concerne, en bloc, la société hébraïque du 8e siècle. Il faut se représenter le prophète, dans les rues de Samarie ou de Jérusalem, de Bet-El ou de Guilgal, accusant les ploutocrates de vivre dans le luxe et dans la jouissance pendant que les pauvres crèvent ou sont vendus à l’étal ; morigénant les femmes aux passions inassouvies ; grondant les militaires à l’orgueil présomptueux ; raillant les sages, qui se taisent prudemment. Aucun élément de la société n’est épargné. L’accusation portée par Amos concerne une société globalement responsable.

Sur le plan religieux enfin, c’est, de la part d’Amos, la réprobation de la réforme pratiquée à Bet-El, du ritualisme formaliste qui sévit en Juda. Comment des hommes, qui n’hésitent pas à pressurer les pauvres et à les exploiter, osent-ils se présenter au Temple, les bras chargés de sacrifices ? Un discours remarquable stigmatise les commerçants judéens qui observent scrupuleusement le Shabbat et la Néoménie, mais attendent avec impatience la fin de ces solennités, pour reprendre leurs trafics frauduleux.

Le réquisitoire d’Amos aboutit, sur tous ces plans, à la condamnation sévère d’une société pourrie. Les tableaux catastrophiques abondent dans les discours d’Amos. Tantôt ce sont des cataclysmes naturels : famine, séismes, sauterelles. Tantôt, des bouleversements politiques : ennemis surgissant à l’improviste, siège et ruine des capitales, déportation des Israéliens et des Judéens. L’évocation du Jugement a parfois quelque chose d’hallucinant. Comme un homme qui fuit devant un lion, se trouve soudain en face d’un ours et, voulant se réfugier dans une maison, appuie sa main contre le mur, où loge un serpent qui le pique à mort, ainsi personne ne pourra échapper au destin fatal.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que le message d’Amos soit uniquement pessimiste et désespéré. De nombreuses affirmations positives alternent avec les critiques, et rarement les appels à la justice et à la véritable piété ont été lancés avec tant de force incisive :

« Eh bien! Ainsi parle le Seigneur à la maison d’Israël: “Recherchez-moi et vous vivrez! » (5, 4).

«Recherchez le bien et non le mal, afin que vous viviez! Alors seulement l’Éternel, Dieu-Cebaot, sera avec vous comme vous le dites. » (5, 14).

«Mais que le bon droit jaillisse comme l’eau, la justice comme un torrent qui ne tarit point! » (5, 24).

L’annonce de malheur n’est donc pas définitive. Dieu peut révoquer son jugement. Il faut pour cela qu’Israël se repente. C’est la grande notion de choix – celle que le Deutéronome et Elie avaient formulé déjà – qu’Amos réintroduit dans la vie spirituelle des Hébreux. Une magnifique séquence rappelle qu’Israël est libre de refuser ou d’accepter Dieu, libre donc de choisir son destin malheureux ou heureux.

Jusqu’ici Dieu est intervenu sous différentes formes pour rappeler Israël à ses responsabilités. Mais les Hebreux sont restés sourds à la leçon de ces messages divins que sont les catastrophes naturelles ou les guerres. Maintenant, Dieu va apparaître en personne. Qu’Israël s’apprête à le rencontrer Osera-t-il encore, dans un face-à-face rappelant celui du Sinaï, nier l’évidence et s’obstiner à faire le mal? Ainsi, c’est une nouvelle révélation immédiate de Dieu qu’Amos fait entrevoir. Le dialogue entre Dieu et Israël, interrompu depuis le Sinaï, puisque Dieu ne s’adressait plus qu’à des individus prophétiquement élus, va reprendre. Israël est appelé, par Amos, à redevenir, à titre collectif, le partenaire de Dieu.

Cette grande notion, émouvante et dramatique, constitue l’apport essentiel d’Amos à la vie spirituelle du peuple hébreu. Depuis de nombreux siècles, celui-ci n’avait plus été appelé à rencontrer Dieu. Un transfert s’était opéré du concept de « peuple de Dieu » sur certains individus isolés: juges, prophètes, prêtres, rois. Par Amos, c’est le peuple hébreu, en tant que peuple, dans tous ses membres qui est réinstauré dans son privilège de partenaire de l’Éternel. Amos réalise ainsi une repensée fondamentale et définitive de l’idée d’Alliance. Il décrit Israël comme l’épouse de Dieu, élue par lui en Égypte, aimée par lui, mais aussi investie des plus éminentes responsabilités éthiques. Il l’invoque sous des noms divers – Israël, Juda, Joseph, Jacob, Isaac, famille, maison, royaume, prémices des nations, enfants, vierges, peuple – qui, tous, doivent renforcer l’idée qu’Israël est une personnalité, au sens fort du terme, disposant d’une volonté, d’une responsabilité, d’une âme particulière. C’est cet Israël, issu des composantes d’un peuple où chaque individu a sa valeur et sa signification, qu’Amos voudrait faire surgir, à la place de l’Israël actuel, fractionné par ses clans et ses castes, déchiré dans sa structure sociale et religieuse. Dans un tel Israël, tous les Hébreux, sans distinction de situation sociale, entendraient Dieu et lui répondraient: la prophétie serait quelque chose de naturel, et non d’exceptionnel. Comme au Sinaï, comme Moïse un jour l’avait souhaité, tous les Hébreux seraient prophètes:

« Le lion a rugi: qui n’aurait peur? Le Seigneur Dieu a parlé: qui ne prophétiserait? » (3, 8)

« Ecoutez cette parole que prononce l’Éternel sur vous, enfants d’Israël, sur toute la famille que j’ai retirée du pays d’Égypte! La voici: “C’est vous seuls que j’ai distingués entre toutes les familles de la terre, c’est pourquoi je vous demande compte de toutes vos fautes.» (3, 1 et 2)

Apparenté à elles, solidaire du destin des peuples. Amos rappelle l’alliance noah’ique, universelle:

« Ainsi parle l’Éternel: “À cause du triple, du quadruple crime de Tyr, je ne le révoquerai pas, [mon arrêt]: parce qu’ils ont livré des captifs en masse à Edom, sans se souvenir de la fraternelle alliance. » (1, 9)

Tous les peuples sont frères ; les nègres éthiopiens appartiennent à Dieu au même titre qu’Israël, Aram ou les Philistins. Dans une saisissante vision, qui occupe le début de son livre, il montre tous les peuples du Moyen-Orient, consultant l’Éternel dans l’angoisse. Ils se sentent menacés sans savoir par quoi ? Ils aspirent au salut. Mais l’Éternel leur signifie qu’il ne leur répondra pas. Il énumère la longue liste de leurs faute et leur fait comprendre qu’à moins d’un repentir gigantesque, le Jugement se fera. Dans cette fresque, Israël et Juda occupent une toute petite place, à côté des autres peuples. L’enjeu est universel, mais le Maître de tous, c’est l’Éternel, le Dieu que les Hébreux ont si lâchement oublié. Un seul peuple manque dans cette évocation: l’Assyrie. Mais on sent rôder son ombre derrière la scène. C’est l’Assyrie que craignent les peuples. Le fait que son nom soit passé sous silence accentue la tragique impression de menace. Or, au-delà et au-dessus de cette Assyrie redoutée, menaçante et puissante, il y a Dieu. L’Assyrie n’est, elle aussi, qu’un instrument dans la main de Dieu.

Telle est la perspective qu’ouvre Amos et à laquelle s’attacheront tous les prophètes scripturaires. L’histoire universelle est un drame religieux. La signification ne peut en être comprise, si l’on ne se place sur le plan éthique et métaphysique. Toutes les catastrophes annoncées par Amos peuvent se résoudre, car elles s’éclairent en Dieu. Et Amos fait poindre, dans un dernier discours, l’espoir d’une ère nouvelle. Après l’écroulement des empires, un nouvel État surgira, Lien humble dans son apparence politique – ce n’est qu’une cabane – mais lumineuse d’énergie, parce qu’elle sera construite par des hommes, par des Hébreux fidèles à Dieu. Le chef en sera David, le Messie. Il fera connaître le Nom Divin à toutes les nations. C’est à la mesure de ce messianisme seulement qu’Amos est « panjudéen », A l’Israël unique reviendra une place de choix dans l’État messianique, mais ce sera celle d’une éminente responsabilité face au droit et à la justice !

SHANA TOVA YEDIDIM

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